Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/70

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ne me suis jamais attendu à parvenir jusqu’à soixante-dix ans, dont j’ai l’honneur d’être affublé. Je m’attendais encore moins à passer gaiement ma vie entre le mont Jura et les Alpes, entre la nièce de Corneille et un jésuite qui s’est avisé d’être mon aumônier. Je suis bien aise de vous dire que je mène dans mon petit château la plus jolie vie du monde, et que je n’ai été véritablement heureux que dans cette retraite. Mlle Corneille a été très-bien mariée ; toute sa famille est chez moi ; on y rit du matin au soir. Son oncle est tout commenté et tout imprimé. On criera contre moi, on me trouvera trop critique, et je m’en moque ; je n’ai cherché qu’à être utile, et pour l’être, il faut dire la vérité. Quiconque veut critiquer tout est un Zoïle ; quiconque admire tout est un sot. J’ai tâché de garder le milieu entre ces deux extrémités, et je m’en rapporterai à vous.

Mme Denis, mon cher doyen, vous fait bien ses compliments ; et moi, je vous fais mes condoléances : je pense avec chagrin que nous ne nous reverrons plus. Je suis devenu si nécessaire à ma petite colonie que je ne puis plus la quitter, et probablement vous ne sortirez point de Paris. Soyez-y aussi heureux que la pauvre nature humaine le comporte. Consolez-moi par un peu de souvenir du chagrin d’être loin de vous ; c’est la seule peine d’esprit dont je puisse me plaindre. Je ne vous écris pas de ma main, attendu qu’une grosse fluxion me rend aveugle depuis six mois. Me voilà comme Tirésie ; mais je n’ai pas su les secrets des dieux comme lui, quoique je les aie cherchés longtemps. Adieu, mon cher doyen.


5496. — À M. LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Aux Délices, 28 décembre 1763.

Monsieur, j’ai reçu la feuillette, et je suppose qu’elle est de l’année passée, elle n’en vaudra que mieux ; au moins mon curé n’aura pas la dîme de cette feuillette, et nous la boirons toute sans lui à votre santé ; il est vrai que ce prêtre boit plus que toute notre maison ensemble. Il fait venir du vin de Champagne qu’il compte payer de notre dîme. Son maudit procureur nous persécute. J’ai supplié monsieur le premier président de vouloir bien ne nous point juger sitôt[2]. Comme il y a cent ans que ce procès dure, y aurait-il un si grand mal qu’il durât encore

  1. Éditeur, de Mandat-Grancey.
  2. Voyez la lettre 5479.