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6204. — DE M.  LE PRÉSIDENT HÉNAULT[1].
28 décembre 1765.

Je ne saurais me faire un mérite, mon cher confrère, de vous avoir admiré dans le premier moment[2]. Ce premier moment a eu un éclat qui n’a fait qu’augmenter ; et, chargé d’une grande réputation, vous l’avez soutenue. Digne de vos modèles, vous les avez souvent égalés ; plein de ressources, vous ne vous êtes jamais ressemblé. Vous n’avez point passé par les mêmes filières dont Racine ne s’est point assez garanti ; ce ne sont plus des parties carrées que l’on retrouve trop souvent. Si vous en exceptez Mithridate, Iphigénie, Britannicus et Athalie, il y a toujours deux maîtresses et deux rivaux. À Dieu ne plaise que j’attaque cet homme immortel, que j’admire bien sincèrement, et qui vous a formé quelquefois à la vérité, comme Pelée fut le père d’Achille ! Notre théâtre ne se soutient plus que par vous, jusqu’à ce que vous deveniez ancien à votre tour, et que (s’il est possible) vous ayez un successeur.

J’ajoute à cela que vous y avez joint le secret d’être heureux, et de vous procurer la vieillesse la plus honorable : ce qui prouve la vraie philosophie. Chacun de vos ouvrages a conservé votre cachet, et la dernière fois que j’allai à la Comédie, je pensai me trouver mal au moment où Mlle  Clairon se jette aux pieds de Tancrède. Vous n’avez besoin que des passions des hommes pour intéresser : voilà la vraie tragédie, et tout le merveilleux n’est qu’indigence. Enfin, un de vos derniers ouvrages est votre Corneille. Ah ! mon Dieu ! loin de le dégrader, vous y avez démêlé des finesses qui avaient échappé, et vous avez fait connaître que sa hauteur ne lui faisait pas dédaigner la délicatesse des passions.

Par rapport à d’autres ouvrages sans nom d’auteur, je n’en dirai qu’un mot. C’est à M.  l’abbé Bazin que je m’adresse : Dieu veuille avoir son âme ! Chanoine de Saint-Honoré, je crains que le corps du cardinal Dubois qui y repose ne lui ait porté malheur, et que son âme ne revienne autour de son corps pour infecter le voisinage. Qu’a-t-il voulu, ce M.  Bazin ? On n’écrit que pour instruire on pour amuser, pour l’utile ou pour l’agréable. J’ouvre son livre, je n’y vois que la solitude ou le désespoir. S’il avait lu Zaïre, il aurait trouvé ce beau vers :


Tu n’y peux faire un pas sans rencontrer ton Dieu.


Je ne suis point théologien, ainsi je ne m’aviserai pas de lui répondre ; mais je suis homme, et je m’intéresse à l’humanité. Je trouve, je vous l’avoue, une barbarie insigne dans ces sortes d’ouvrages. Que lui a fait ce malheureux qui vient de perdre son bien, dont la femme vertueuse vient de mourir, suivie d’un fils unique qui donnait les plus grandes espérances ? Que

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, édition Lescure, 1865.
  2. La première représentation d’Adélaïde du Guesclin.