Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome44.djvu/236

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prouve qu’on a de l’argent ; mais il faudra qu’on en ait beaucoup, si les cinquante millions se remplissent.

Je suis bien aise qu’on ait en France un peu de sévérité sur l’entrée des livres étrangers. On en imprime de si pitoyables et de si ridicules que c’est très-bien fait d’écarter cette vermine ; mais Cramer est la victime d’une méprise singulière à l’occasion de cette défense. Il envoyait en Hollande un recueil de Mélanges littéraires en trois volumes[1], dans lequel, sans me consulter, il a fourré quelques ouvrages qu’il a attrapés de moi ; et il envoyait en France des suppléments de Corneille, et d’autres œuvres permises. On s’est trompé : on a adressé les Mélanges en France, et le Corneille en Hollande. J’espère que sa bonne foi le tirera de ce mauvais pas.


6275. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 25 février.

J’aurais été fâché de vous savoir sitôt en la compagnie de Bayle. Hâtez-vous lentement à faire ce voyage, et souvenez-vous que vous faites l’ornement de la littérature française, dans ce siècle où les lettres humaines commencent à dépérir. Mais vous vivrez longtemps ; votre vieillesse est comme l’enfance d’Hercule. Ce dieu écrasait des serpents dans son berceau ; et vous, chargé d’années, vous écrasez l’inf…[2].

Vos vers sur la mort du dauphin[3] sont beaux. Je crois qu’ils ont attaqué sainte Geneviève mal à propos, parce que la reine et la moitié de la cour ont fait des vœux ridicules, au cas que le dauphin en réchappât[4]. Vous n’ignorez pas, sans doute, la sainte conversation de l’évêque de Beauvais avec Dieu, qui lui répondit : « Nous verrons ce que nous avons à faire. »

Dans un temps où les évêques parlent à Dieu, et où les reines font des pèlerinages, les ossements des bergères l’emportent sur les statues des héros, et on plante là les philosophes et les poêles. Les progrès de la raison humaine sont plus lents qu’on ne le croit. En voici la véritable cause : presque tout le monde se contente d’idées vagues des choses ; peu ont le temps de les examiner et de les approfondir. Les uns, garrottés par les chaînes de la superstition dès leur enfance, ne veulent ou ne peuvent les briser ; d’autres, livrés aux frivolités, n’ont pas un mot de géométrie dans leur tête, et jouissent de la vie sans qu’un moment de réflexion interrompe leurs plaisirs. Ajoutez à cela des âmes timides, des femmes peureuses ; et ce

  1. Voyez la note 1, page 214.
  2. « Vous écrasez, le fanatisme. » (Édition de Berlin.)
  3. l’Épître à Henri IV.
  4. « La reine a voulu aller à pied de Versailles à l’église de Saint-Médard. » (Édition de Berlin.)