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CORRESPONDANCE.

et que je vous souhaite les années de Nestor, et surtout cette santé inaltérable sans laquelle la vieillesse n’est qu’une longue mort. Cette santé est un bien dont je n’ai jamais joui, et c’est ce qui me rend la retraite à la campagne absolument nécessaire. La réputation est une chimère, et le bien-être est quelque chose de solide.

En vous remerciant de l’Alexandre. Il n’y a personne qui ne voulût pencher le cou avec un si beau surnom. Je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine. Ne lui reprochez-vous pas quelquefois d’heureuses licences qui ne sont pas des fautes en poésie ? Il y a dans ce grand homme plus de vers faibles qu’il n’y en a d’incorrects ; mais, malgré tout cela, nous savons, vous et moi, que personne n’a jamais porté l’art de la parole à un plus haut point ni donné plus de charme à la langue française. J’ai souscrit, il y a deux ans, pour une édition qu’on doit faire de ses pièces de théâtre, avec des commentaires[1]. J’ignore qui sera assez hardi pour le juger, et assez heureux pour le bien juger. Il n’en est pas de ce grand homme, qui allait toujours en s’élevant, comme de Corneille, qui allait toujours en baissant, ou plutôt en tombant de la chute la plus lourde. Racine a fini par être le premier des poëtes dans Athalie, et Corneille a été le dernier dans plus de dix pièces de théâtre, sans qu’il y ait dans ces enfants infortunés ni la plus légère étincelle de génie, ni le moindre vers à retenir. Cela est presque incompréhensible dans l’auteur des beaux morceaux de Cinna, du Cid, de Pompée, de Polyeucte.

Vous avez bien raison de dire qu’il y a moins de fautes dans Racine que dans nos meilleurs écrivains en prose ; les belles oraisons funèbres de Bossuet en sont pleines ; mais, en vérité, ces fautes sont des beautés, quand on les compare à la plupart des pièces d’éloquence d’aujourd’hui. Vous savez bien que Louis Racine, cité par vous quelquefois, a frappé souvent des vers sur l’enclume de Jean, son père ; pourquoi donc a-t-il si peu de réputation ? C’est qu’il manque d’imagination et de variété ; il n’y a rien chez lui de piquant : il n’a pas sacrifié aux Grâces ; il n’a sacrifié qu’à saint Prosper, et, quoiqu’il tourne bien les vers,


On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.

  1. Les commentaires que Blin de Sainmore vendit à Luneau de Boisjormain. (G. A.)