Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome44.djvu/38

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la France (ce qui pourrait bien arriver si le roi de Prusse venait à mourir), ce serait pour aller dans un pays libre. Il est sûr que cette France m’est bien odieuse, et que si ma raison est pour la Grèce, assurément mon cœur n’y est pas. Tous les savants de l’Europe sont déjà informés par moi ou par d’autres de l’indignité absurde avec laquelle on me traite, et quelques-uns m’en ont déjà témoigné leur indignation. Il arrivera de mon affaire ce qui plaira au destin. Je quitterai Paris du moment où je ne pourrai plus y vivre, et j’irai m’enterrer dans quelque solitude. On me fera tout le mal qu’on voudra : j’espère que mes amis, le public, et les étrangers, me vengeront. Adieu, mon cher maître ; je ne vous dis rien de la porteuse de cette lettre ; elle porte sa recommandation avec elle. Adieu.


6069. — DE M. LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC[1].

à m. ***.
Au château de Dirac, ce 20 juillet.

J’ai lu dans une feuille, mon vertueux ami, intitulée l’Année littéraire, une satire à l’occasion de la justice rendue à la famille des Calas par le tribunal suprême de messieurs les maîtres des requêtes ; elle a indigné tous les honnêtes gens, on m’a dit que c’est le sort de ces feuilles.

L’auteur, par une ruse à laquelle personne n’est jamais pris, feint qu’il a reçu de Languedoc une Lettre d’un philosophe protestant. Il fait dire à ce prétendu philosophe que si on avait jugé les Calas sur une lettre de M. de Voltaire, qui a couru dans l’Europe, on aurait eu une fort mauvaise idée de leur cause. L’auteur des feuilles n’ose pas attaquer messieurs les maîtres des requêtes directement ; mais il semble espérer que les traits qu’il porte à M. de Voltaire retomberont sur eux, puisque M. de Voltaire avait agi sur les mêmes preuves.

Il commence par vouloir détruire la présomption favorable que tous les avocats ont si bien fait valoir, qu’il n’est pas naturel qu’un père assassine son fils sur le soupçon que ce fils veut changer de religion, il oppose à cette probabilité reconnue de tout le monde l’exemple de Junius Brutus, qu’on prétend avoir condamné son fils à la mort. Il s’aveugle au point de ne pas voir que Junius Brutus était un juge qui sacrifia, en gémissant, la nature à son devoir. Quelle comparaison entre une sentence sévère et un assassinat exécrable ! entre le devoir et un parricide ! et quel parricide encore ! Il fallait, s’il eût été en effet exécuté, que le père et la mère, un frère et un ami, en eussent été également coupables.

Il pousse la démence jusqu’à oser dire que si les fils de Jean Calas ont

  1. Un soi-disant, philosophe protestant avait critiqué dans l’Année littéraire, la lettre de Voltaire à Damilaville du 1er mars. D’Argence, après avoir vainement, prié Voltaire de répliquer, écrivit lui-même contre le philosophe protestant, et, sa lettre parut imprimée avec la lettre de Voltaire qu’on trouvera plus loin sous la date du 24 auguste.