Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/137

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et les vastes mers de votre seigneurie de Ferney. Vous écrire sur ce sujet, ce serait porter des corneilles[1] à Athènes.

J’en viens à vos pauvres Genevois. Selon ce que disent les papiers publics il parait que votre ministère de Versailles s’est radouci sur ce sujet. Je le souhaite pour le bien de l’humanité. Pourquoi changer les lois d’un peuple qui veut les conserver ? Pourquoi tracasser ? Certainement il n’en reviendra pas une grande gloire à la France d’avoir pu opprimer une pauvre république voisine. Ce sont les Anglais qu’il faut vaincre, c’est contre eux qu’il y a de la réputation à gagner, car ces gens sont fiers et savent se défendre. Je ne sais si on réussira en France à établir leur banque. L’idée en est bonne ; mais moi, qui vois ces choses de loin, et qui peux me tromper, je ne crois pas qu’on ait bien pris son temps pour l’établir. Il faut avoir du crédit pour en former une ; et, selon les bruits populaires, le gouvernement en manque.

Je vous fais mes remerciements de la façon dont vous avez défendu mes barbarismes et mes solécismes envers l’abbé d’Olivet[2]. Vous, et les grands orateurs, rendez toutes les causes bonnes. Si vous vous le proposiez, vous me donneriez assez d’amour-propre pour me croire infaillible comme un des Quarante, tant l’art de persuader est un don précieux !

Je voudrais l’avoir pour persuader aux Polonais la tolérance. Je voudrais que les dissidents fussent heureux, mais sans enthousiasme, et de façon que la république fût contente. Je ne sais point ce que pense le roi de Pologne ; mais je crois que tout cela pourra s’ajuster doucement, en modérant les prétentions des uns, et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose. Le saint-père a envoyé un bref dans ce pays-là : il n’y est question que de la gloire du martyre, de l’assistance miraculeuse de Dieu, du fer, du feu, de l’obstination[3], de zèle, etc., etc. Le Saint-Esprit l’inspire bien mal, et lui a fait faire, depuis son pontificat, toutes choses à contre-sens. À quoi bon donc être inspiré ?

Il y a ici une comtesse polonaise ; elle se nomme Skorzewska ; c’est une espèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres ; elle a appris le latin, le grec, le français, l’italien, et l’anglais ; elle a lu tous les auteurs classiques de chaque langue, et les possède bien. L’âme d’un bénédictin réside dans son corps : avec cela, elle a beaucoup d’esprit, et n’a contre elle que la difficulté de s’exprimer en français, langue dont l’usage ne lui est pas encore aussi familier que l’intelligence. Avec pareille recommandation vous jugerez si elle a été bien accueillie. Elle a de la suite dans la conversation, de la liaison dans les idées, et aucune des frivolités de son sexe. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle s’est formée elle-même, sans aucun secours. Voilà trois hivers qu’elle passe à Berlin avec les gens de lettres, en suivant ce penchant irrésistible qui l’entraîne.

Je prêche son exemple à toutes nos femmes, qui auraient bien une autre

  1. Frédéric veut dire sans doute des chouettes.
  2. Voyez la lettre 6652, page 15.
  3. « De l’obstination de défense de la foi… » (Edit. de Berlin.)