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6767. — À M. LEKAIN.
À Ferney, 23 février.

Mon cher ami, le petit concile de Ferney a répondu au grand concile de l’hôtel d’Argental. Nous trouvons le projet qu’on nous propose froid et impraticable. Nous trouvons insipide ce Je ne puis, substitué à ce terrible Je l’accepte[1].

Nous croyons, d’après l’expérience, que ce Je l’accepte, prononcé avec un ton de désespoir et de fermeté, après un morne silence, fait l’effet le plus tragique.

Nous pensons que l’étonnement, le doute, et la curiosité du spectateur, doivent suivre ce mouvement de l’actrice. Nous sommes persuadés, d’après nos propres sensations, que tout le rôle d’Obéide, au cinquième acte, tient le spectateur en haleine, et le remue d’autant plus fortement qu’il devine dans le fond de son cœur ce qui doit arriver.

Nous avons pesé les inconvénients, et ce qui nous paraît des beautés ; nous avons conclu qu’il serait abominable de faire traîner Athamare à la torture et aux supplices, et que si dans ce moment Obéide prenait la résolution de s’offrir pour l’immoler, afin de lui épargner des souffrances, cela ressemblerait à un bourreau qui va donner le coup de grâce ; et si elle ne prend que dans ce moment la résolution de se tuer, cette inspiration subite ne fait pas, à beaucoup près, le même effet qu’un dessein pris dès la première scène, et qui rend son rôle théâtral pendant l’acte tout entier.

Nous alléguons beaucoup d’autres raisons que nous détaillons dans un mémoire que nous envoyons à M. d’Argental ; nous craignons à la vérité de nous tromper, en combattant l’avis des connaisseurs les plus éclairés, mais nous ne pouvons juger que d’après notre sentiment. Nous avons vu l’effet, et M. d’Argental ne l’a pas vu. Nous ne craignons rien de ce qu’ils craignent, et un endroit qui ne leur a fait aucune peine nous en fait beaucoup. C’est ainsi que les opinions se partagent sur toutes les affaires de ce monde ; mais après avoir tout pesé, tout discuté, il faut prendre enfin un parti. Ce parti est celui de jouer la pièce telle que je vous l’ai envoyée par M. Marin. Je vous prie seulement de changer ce vers :

Vous voyez, vous sentez quel meurtre se prépare.

  1. Les Scythes, acte V, scène i.