Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/22

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Le style barbare des anciennes formules commence à se glisser dans les papiers publics. On imprime que Sa Majesté aurait reconnu qu’une telle province aurait été endommagée par des inondations.

En un mot, monsieur, la langue paraît s’altérer tous les jours ; mais le style se corrompt bien davantage : on prodigue les images et les tours de la poésie en physique ; on parle d’anatomie en style ampoulé ; on se pique d’employer des expressions qui étonnent, parce qu’elles ne conviennent point aux pensées.

C’est un grand malheur, il faut l’avouer, que, dans un livre[1] rempli d’idées profondes, ingénieuses, et neuves, on ait traité du fondement des lois en épigrammes. La gravité d’une étude si importante devait avertir l’auteur de respecter davantage son sujet : et combien a-t-il fait de mauvais imitateurs, qui, n’ayant pas son génie, n’ont pu copier que ses défauts !

Boileau, il est vrai, a dit après Horace :

Heureux qui dans ses vers sait, d’une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère[2] !


Mais il n’a pas prétendu qu’on mélangeât tous les styles. Il ne voulait pas qu’on mît le masque de Thalie sur le visage de Melpomène, ni qu’on prodiguât les grands mots dans les affaires les plus minces. Il faut toujours conformer son style à son sujet.

Il m’est tombé entre les mains l’annonce imprimée d’un marchand de ce qu’on peut envoyer de Paris en province pour servir sur table. Il commence par un éloge magnifique de l’agriculture et du commerce, il pèse dans ses balances d’épicier le mérite du duc de Sully et du grand ministre Colbert ; et ne pensez pas qu’il s’abaisse à citer le nom du duc de Sully, il l’appelle l’ami d’Henri IV : et il s’agit de vendre des saucissons et des harengs frais ! Cela prouve au moins que le goût des belles-lettres a pénétré dans tous les états : il ne s’agit plus que d’en faire un usage raisonnable ; mais on veut toujours mieux dire qu’on ne doit dire, et tout sort de sa sphère.

Des hommes même de beaucoup d’esprit ont fait des livres ridicules, pour vouloir avoir trop d’esprit. Le jésuite Castel, par exemple, dans sa Mathématique universelle, veut prouver que si le globe de Saturne était emporté par une comète dans un autre système solaire, ce serait le dernier de ses satellites que la loi de

  1. L’Esprit des lois, par Montesquieu.
  2. Art poétique, I, 75-76.