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CORRESPONDANCE.

fous pour cela, et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair ? Mais que dites-vous de l’édit du roi d’Espagne, qui les chasse si brusquement ? Persuadé, comme moi, qu’il a eu pour cela de très-bonnes raisons, ne pensez-vous pas qu’il aurait bien fait de les dire, et de ne les pas renfermer dans son cœur royal[1] ? Ne pensez-vous pas qu’on devrait permettre aux jésuites de se justifier, surtout quand on doit être sûr qu’ils ne le peuvent pas ? ne pensez-vous point encore qu’il serait très-injuste de les faire tous mourir de faim, si un seul frère coupe-chou s’avise d’écrire bien ou mal en leur faveur ? Que dites-vous aussi des compliments que fait le roi d’Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires et sacristains de ses États, qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les jésuites que parce qu’ils sont plus plats et plus vils ? Enfin ne vous semble-t-il pas qu’on pouvait faire avec plus de raison une chose si raisonnable ? Le cœur royal me fait souvenir de la surprise impériale d’un certain Rescrit de l’empereur de la Chine[2]. Ma surprise de tout ce qui arrive, et de la manière dont il arrive, n’est ni royale ni impériale, mais n’en est ni moins grande ni moins fondée. Après tout, il faut attendre la fin.

Soyez sûr que c’est à M. Hume, et point à d’autres, que Rousseau est redevable de sa pension. Soyez sûr qu’il s’en doute bien lui-même ; mais il ne veut pas paraître le savoir, et son cœur reconnaissant en sera plus à son aise. La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites du livre de Marmontel[3], et qu’elle se propose de qualifier dans un gros volume qu’elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d’avance la couvrir d’opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger des autres : « La vérité brille de sa propre lumière, et l’on n’éclaire pas les esprits avec la flamme des bûchers[4]. » Que dites-vous de cette impudente et odieuse canaille ? On dit que vous allez demeurer à Lyon ; permettez-moi de vous demander, par le tendre intérêt que je prends à vous, si vous y avez bien pensé. N’est-ce pas vous mettre à la merci d’une race d’hommes aussi méchante que les jésuites, plus puissante et plus dangereuse, et plus déterminée à chercher les moyens de vous nuire ? Pourquoi quittez-vous le ressort du parlement de Bourgogne, dont vous avez lieu d’être content ?

Adieu, mon cher maître ; le papier m’oblige de finir ; je vous embrasse de tout mon cœur.

P. S. M. le chevalier de Rochefort, que je viens de voir, et qui, par parenthèse, vous aime à la folie, est inquiet de deux paquets qu’il vous a envoyés contre-signes Vice-chancelier, et dont vous ne lui avez point accusé la réception. Il me charge de vous faire mille compliments. M. de Chabanon part mercredi pour vous aller voir ; je lui envie bien le plaisir qu’il aura. Je me flatte au moins qu’il vous dira combien je vous aime, et

  1. L’édit qui chasse les jésuites d’Espagne n’en donne pas les raisons, et porte que le roi les renferme dans son cœur royal.
  2. Voyez tome XXIV, page 231.
  3. Bélisaire.
  4. Chapitre xv de Bélisaire.