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CORRESPONDANCE.

Louis vint à s’éteindre en son fils, et fit place à la catholique de Neubourg : c’est immédiatement après cet événement que le livre de Gatien devint public. On voyait alors à Heidelberg une cour entièrement nouvelle, agitée par d’autres vues et par de nouveaux intérêts, animée d’un autre esprit de religion, et qui eut tout à coup à redouter les prétentions de la maison d’Orléans sur la succession de Simmeren[1]. Pensez-vous qu’au milieu de ce changement et de la crainte d’une guerre prochaine, les anciens courtisans de feu Charles-Louis fussent fort curieux de nouveautés de littérature française ? et exigeriez-vous que le livre de Gatien leur dût être connu immédiatement après la publication, afin qu’ils pussent le réfuter ? Reiger, secrétaire de cet électeur, enveloppé dans cette catastrophe, et réfugié en Suisse, n’apprit même que vers l’an 1692 le bruit que faisait en France l’anecdote de ce cartel. Cet animé serviteur de Charles-Louis, auquel on ne saurait attribuer des vues de flatterie, publia, en 1693, que ce fait était entièrement faux. Vous voyez donc qu’il y a eu quelqu’un de la cour de Charles-Louis qui s’est élevé contre cette imposture aussitôt qu’il a pu en avoir connaissance. Le témoignage de cet homme me paraît d’un grand poids. Croira-t-on plutôt à M. de Beauvau, qui s’était éloigné de Manheim, qu’à Reiger, qui ne quittait pas Charles-Louis, qui était son confident, qui écrivait toutes ses lettres, et qui était auprès de son maître dans le temps de ce prétendu défi ?

Lorsqu’on jette un encrier à la tête de quelqu’un qui vous dit des injures, c’est un mouvement de colère dont on n’est pas le maître, et on a le plaisir de se voir vengé avant que d’y avoir pensé. Mais un cartel, il faut l’écrire, il faut chercher les expressions ; cela demande du temps ; on réfléchit ; on pense que le général avec lequel on veut se battre n’est peut-être pas si coupable ; qu’il agit par des ordres ; que quand on l’aura tué, les villages n’en seront pas moins brûlés ; qu’en cas qu’on soit tué, les sujets n’en seront que plus à plaindre : on commence à entrevoir l’inutilité de la bravade et le mauvais choix qu’on a fait du moyen de témoigner sa très-juste indignation par un défi qu’il est aisé de prévoir qu’on n’acceptera pas : en attendant, l’ardeur se calme, l’envie de se battre diminue, la raison vient ; on finit par déchirer la lettre. Aura-t-on raison de conclure que si quelqu’un a commis la première de ces actions, on doit le supposer capable de la seconde ?

Voilà les remarques que j’ai voulu soumettre à vos lumières. Je voudrais que vous les trouvassiez fondées, etc.

Colini.
  1. Louis-Philippe, frère de la duchesse d’Orléans, mère du régent, mourut en 1685. Il avait en apanage la principauté de Simmeren ou Simmem, sur laquelle la maison d’Orléans éleva des prétentions.