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ANNÉE 1767

vestige. Dites-moi, je vous prie, par quelle fatalité, depuis l’époque du cartel jusqu’à la publication du livre du romancier Courtilz, c’est-à-dire depuis 1674 jusqu’à 1685, on ne trouve ni papiers, ni nouvelles qui fassent mention de cette anecdote, et pourquoi, après la publication du même livre, voit-on ce bruit répandu dans l’Europe ? Vous voudriez le faire regarder comme assez indifférent, pour qu’on ne se donnât pas plus de peine pour en conserver le souvenir qu’on ne s’en donne pour copier des lettres d’amour. Cependant tous les auteurs, même les plus respectables, qui ont parlé après Gatien de Courtilz, ont eu l’intention de nous le transmettre comme un fait intéressant et curieux. Ne le dites-vous pas ?

Louis XIV a pu fort bien demander s’il ne pourrait pas en conscience se battre avec l’empereur Léopold ; mais Louis XIV s’avisa-t-il jamais d’envoyer des défis au prince Eugène et à Marlborough ?

Je n’ai point dit qu’il ne faut pas ajouter foi au marquis de Beauvau, parce qu’il croyait aux revenants et aux visions ; mais j’ai dit que, du temps du prétendu cartel, il était à quatre-vingts lieues de Manheim ; qu’il était attaché à la maison de Bavière, l’ennemie jurée de la Palatine, et qu’il écrivait alors son ouvrage, comme il le déclare lui-même, sur la foi d’autrui : raison bien plus plausible que celle dont vous me rendez responsable, et que je n’avais alléguée que parce que ces auteurs à visions sont sujets quelquefois à être visionnaires.

Vous vous étonnez de ce que Charles-Louis, qui voyait ce fait publié dans toute l’Europe, ne l’ait pas hautement démenti, et vous en concluez que le fait était vrai : vous admettez ici gratuitement ce qui fait justement le nœud de toute la difficulté. Qui est-ce qui vous a dit que Charles-Louis ait vu ce fait publié dans toute l’Europe ? c’est un point fort embarrassant qui vous reste à prouver, un point que je nie hautement, et sur lequel roule toute ma dissertation. Le silence de Charles-Louis, de ses courtisans, de tous les historiens et de tous les écrivains du temps, démontre la fausseté du fait. Pour que vous puissiez donc prouver qu’il était public dans toute l’Europe du temps de l’électeur, il faut produire des pièces justificatives, citer les ouvrages et les historiens contemporains qui en ont parlé, et faire voir que j’ai eu tort de regarder Gatien de Courtilz comme le premier auteur de cette fable en 1685, dix ans après la mort de Turenne, et cinq après celle de Charles-Louis. J’ai tâché de faire voir dans mon ouvrage comment s’est répandue cette fable après Gatien, comment d’un auteur elle a passé à l’autre ; et en admettant que Charles-Louis ait eu connaissance de ce fait, vous renversez sans aucune preuve mon système.

Vous ajoutez : Comment aucun homme de sa cour ne se serait-il élevé contre cette imposture ? Selon moi, aucun homme de sa cour ne put s’élever contre cette imposture qu’après l’année 1685 ; et je trouve, en effet, que huit ans après cette date un homme de sa cour fit connaître la fausseté de cette anecdote. Pourquoi si tard, direz-vous ? On n’en sera pas surpris, si on veut observer dans quelles circonstances parut l’ouvrage de Gatien de Courtilz.

Au commencement de l’année 1685, la branche réformée de Charles--