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CORRESPONDANCE

Vous citez Dion Cassius, vil Grec, vil écrivain, vil flatteur, vil ennemi de Cicéron, qui, seul de tous les historiens, dit que Mécène, qu’il n’a jamais vu, conseilla à Auguste de ne point admettre de religions nouvelles. Les malheureuses équivoques qui embarrassent tous les langages, et qui ont causé parmi nous tant de disputes fatales, ont produit une grande méprise sur ce passage de Dion Cassius. Τἀ ίερἀ ne signifie point ici ce que nous entendons par religion, un système dogmatique ennemi des autres systèmes ; Τἀ ίερἀ veut dire sacrifices, cérémonies sacrées. Il y en avait assez à Rome : il ne s’agissait, du temps d’Auguste, que d’admettre, par une sanction publique du sénat, les mystères de Cérès Éleusine, ceux de la déesse de Syrie, et ceux d’Isis.

Vous connaissez l’ancienne loi des Douze Tables, qui ne fut jamais abolie : Deos exteros, nisi publice adscitos, nec colunto[1] ; point de culte étranger, s’il n’est admis par la loi. Ces cultes étrangers n’ont donc jamais été autorisés, mais ils ont été tolérés dans l’empire. Isis même, quoique la déesse d’un peuple vaincu et méprisé, eut un temple dans les faubourgs de Rome, du temps d’Auguste.

Les Juifs, ces misérables Juifs, les plus fanatiques des hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez-vous jamais trouver une plus grande différence de culte, et une plus grande tolérance ?

Ah ! mon cher confrère, quel temps prenez-vous pour vouloir flétrir une vertu si nécessaire au genre humain ! C’est le temps même où la tolérance universelle commence à s’établir dans une grande partie de l’Europe ; c’est lorsque la tolérance étanche, dans l’Allemagne, depuis la paix de Westphalie, le sang que le monstre de l’intolérantisme avait fait couler pendant deux siècles ; c’est lorsque l’impératrice de Russie assemble dans la grande salle de son palais jusqu’à des musulmans, des adorateurs du grand lama, et des païens, pour former le code des lois qu’elle va donner à un empire plus vaste que l’empire romain ; c’est lorsque le roi de Pologne établit la liberté de conscience dans un pays deux fois aussi grand que la France.

Vous ne sauriez croire combien de gens de lettres m’ont témoigné de douleur, et se sont plaints à moi comme à votre ancien ami et à votre admirateur très-zélé. Je suis affligé comme eux de ce fatal article ; il fera un mal que vous n’avez pas voulu. Vous mettez des armes entre les mains des furieux. Est-il pos-

  1. Voyez tome XI, page 147.