Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
188
CORRESPONDANCE

acheté une charge de conseiller au parlement pour quarante mille francs, je ne me croirais point du tout partie des états généraux de France.

Mais je ne veux point entrer dans cette discussion, et m’aller brouiller avec tous les parlements du royaume, à moins que le roi ne me donne quatre ou cinq régiments à mes ordres. De toutes les facéties qui sont venues troubler mon repos dans ma retraite, celle-ci est la plus extraordinaire.

L’A, B, C est un ancien ouvrage traduit de l’anglais, imprimé en 1762[1]. Cela est fier, profond et hardi ; cette lecture demande de l’attention. Il n’y a point de ministre, point d’évêque en deçà de la mer, à qui cet A, B, C puisse plaire ; cela est insolent, vous dis-je, pour des têtes françaises. Si vous voulez le lire, vous qui avez une tête de tout pays, j’en chercherai un exemplaire, et je vous l’enverrai ; mais l’ouvrage a un pouce d’épaisseur. Si votre grand’maman a ses ports francs, comme son mari, je le lui adresserai pour vous.

Il faut que je vous conte ce qu’on ne sait pas à Paris. Le singe de Nicolet, qui demeure à Rome, s’est avisé de canoniser, non-seulement madame de Chantal, à qui saint François de Sales avait fait deux enfants, mais il a encore canonisé un frère capucin nommé frère Cucufin[2] d’Ascoli. J’ai vu le procès-verbal de sa canonisation ; il y est dit qu’il se plaisait fort à se faire donner des coups de pied dans le cul par humilité, et qu’il répandait exprès des œufs frais et de la bouillie sur sa barbe, afin que les profanes se moquassent de lui, et qu’il offrait à Dieu leurs railleries. Raillerie à part, il faut que Rezzonico soit un grand imbécile ; il ne sait pas encore que l’Europe entière rit de Rome comme de frère Cucufin.

Je sais pourtant qu’il y a encore des Hottentots, même à Paris ; mais, dans dix ans, il n’y en aura plus : croyez-moi sur ma parole.

Quoi qu’il en soit, madame, buvez et dormez ; amusez-vous le moins mal que vous le pourrez, supportez la vie, ne craignez point la mort, que Cicéron appelle la fin de toutes les douleurs[3]. Cicéron était un homme de fort bon sens. Je déteste les poules

  1. Voltaire mit en effet cette date à l’une des éditions de l’A, B, C ; voyez la note, tome XXVII, page 311.
  2. Voyez la Canonisation de saint Cucufin, tome XXVII, page 419.
  3. Cicéron, dans une lettre à Toranius (ad familiares, VI, xxi), dit que la mort est la fin de toutes choses ; et cela à l’occasion d’un malheur qu’il craint. Horace, livre I, épître xvi, vers 79, appelle la mort ultima linea rerum.