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ANNÉE 1768.

peu de force au sortir des téguments où nous avons été renfermés neuf mois (sans qu’on sache même ce que c’est que cette force). Si nous nous souvenons de quelque chose, on dit : C’est de la mémoire ; si nous mettons quelques idées en ordre : C’est du jugement ; si nous formons un tableau suivi de quelques autres idées éparses, dont le souvenir s’est présenté à nous, cela s’appelle de l’imagination ; et le résultat ou le principe de ces qualités est appelé âme, chose mille fois plus occulte encore.

Or, s’il vous plaît, puisqu’il est très-vrai qu’il n’est point dans vous un être à part qui s’appelle sensibilité, un autre qui soit mémoire, un troisième qui s’appelle jugement, un quatrième qui s’appelle imagination, concevrez-vous aisément que vous en ayez un cinquième composé de quatre autres qui n’existent point ?

Qu’entendait-on autrefois quand on prononçait en grec le mot de φνχὴ, ou celui de νοὺς ? Entendait-on une propriété de l’homme, ou un être particulier caché dans l’homme ? N’était-ce pas l’expression occulte d’une chose très-occulte ?

Toutes les ontologies, toutes les psychologies, ne sont-elles pas des rêves ? On s’ignore dans le ventre de sa mère ; c’est là pourtant que les idées devraient être les plus pures, car on est moins distrait. On s’ignore en naissant, en croissant, en vivant, en mourant.

Le premier raisonneur qui s’écarta de cette ancienne philosophie des qualités occultes corrompit l’esprit du genre humain. Il nous plongea dans un labyrinthe dont il nous est aujourd’hui impossible de nous tirer.

Combien plus sage avait été le premier ignorant qui avait dit à l’Être auteur de tout : « Tu m’as fait sans que j’en eusse connaissance, et tu me conserves sans que je puisse deviner comment je subsiste. J’ai accompli une des lois les plus abstruses de la physique en suçant le téton de ma nourrice, et j’en accomplis une beaucoup plus ignorée en mangeant et en digérant les aliments dont tu me nourris. Je sais encore moins comment des idées entrent dans ma tête pour en sortir le moment d’après sans jamais reparaître, et comment d’autres y restent toute ma vie, quelque effort que je fasse pour les en chasser. Je suis un effet de ton pouvoir occulte et suprême, à qui les astres obéissent comme moi. Un grain de poussière que le vent agile ne dit point : C’est moi qui commande aux vents. In te vivimus, movemur et sumus[1] ; tu es le seul Être, tout le reste est mode. »

  1. Actes des apôtres, xvii, 28.