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CORRESPONDANCE.

et qui pût jeter l’amertume dans le cœur d’un frère et d’une sœur.

Je vous ai obéi avec la plus grande exactitude. Vous m’avez pressé par deux lettres consécutives de l’attirer chez moi, et de savoir de lui ce qu’il voulait.

Je vous ai instruite de toutes ses prétentions ; je vous ai dit que, dans le pays qu’il habite, il ne manquait pas de prétendus amis qui lui conseillaient d’éclater et de se pourvoir en justice ; je vous ai dit que je craignais qu’il ne prît enfin ce parti ; je vous ai offert mes services ; je n’ai eu et je n’ai pu avoir en vue que votre repos et le sien. Non-seulement je n’ai point cru qu’il vous menaçât, mais il ne m’a pas dit un seul mot qui pût le faire entendre.

Je vous avoue, madame, que j’ai été touché de voir le frère de madame l’intendante de Paris arriver chez moi à pied, sans domestique, et vêtu d’une manière indigne de sa condition.

Je lui ai prêté cinq cents francs ; et s’il m’en avait demandé deux mille, je les lui aurais donnés.

Je vous ai mandé qu’il a de l’esprit, et qu’il est considéré dans le malheureux pays qu’il habite. Ces deux choses sont très-conciliables avec une mauvaise conduite en affaires.

Si le récit qu’il m’a fait de ses fautes et de ses disgrâces est vrai, il est sans contredit un des plus malheureux hommes qui soient au monde.

Mais que voulez-vous que je fasse ? S’il n’a point d’argent, et s’il m’en demande encore dans l’occasion, faudra-t-il que je refuse le frère de madame l’intendante de Paris ? Faudra-t-il que je lui dise : Votre sœur m’a ordonné de ne vous point secourir ; après que je lui ai dit, pour montrer votre générosité, que vous m’aviez permis de lui prêter de l’argent dans l’occasion, lorsque vous étiez à Genève ? Ceux que nous avons obligés une fois semblent avoir des droits sur nous, et lorsque nous nous retirons d’eux, ils se croient offensés.

Vous savez, madame, que depuis quatorze ans il a auprès de lui une nièce de l’abbé Nollet. Ils se sont séparés, et il ne faut pas qu’il la laisse sans pain. Toute cette situation est critique et embarrassante. Cette Nollet est venue chez moi fondre en larmes. Ne pourrait-on pas, en fixant ce que monsieur votre frère peut toucher par an, fixer aussi quelque chose pour cette fille infortunée ?

Je ne suis environné que de malheureux. Ce n’est point à moi de solliciter la noblesse de votre cœur, ni de faire des représen-