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ANNÉE 1768.

comme vous pourrez, mais je vous conjure de rendre Eudoxie prodigieusement intéressante, et de faire des vers qu’on retienne par cœur sans le vouloir. Ce diable de métier est horriblement difficile. Je suis tenté de jeter dans le feu tout ce que j’ai fait quand je le relis : Jean Racine me désespère. Quel homme que ce Jean Racine ! comme il va au cœur tout droit !

Je suis un bien mauvais correspondant ; les travaux et les maladies dont je suis accablé m’empêchent d’être exact, mais ne dérobent rien à la sensibilité avec laquelle je vous aimerai toute ma vie.

7298. — À M. PANCKOUCKE.
À Ferney, 9 juillet.

J’ai reçu, monsieur, votre beau présent. La Fontaine aurait connu la vanité s’il avait vu cette magnifique édition[1] ; c’est le luxe de la typographie. L’auteur ne posséda jamais la moitié de ce que son livre a coûté à imprimer et à graver. Si nous n’avions que cette édition, il n’y aurait que des princes, des fermiers généraux, et des archevêques, qui pussent lire les Fables de La Fontaine. Je vous remercie de tout mon cœur, et je souhaite que toutes vos grandes entreprises réussissent.

Vous m’apprenez que je donne beaucoup de ridicule à l’édition de notre ami Gabriel Cramer[2] ; je vous assure que je n’en donne qu’à moi. Lorsque je considère tous ces énormes fatras que j’ai composés, je suis tenté de me cacher dessous, et je demeure tout honteux. L’ami Gabriel ne m’a pas trop consulté quand il a ramassé toutes mes sottises pour en faire une effroyable suite d’in-quarto. Je lui ai toujours dit qu’on n’allait pas à la postérité avec un aussi gros bagage[3]. Tirez-vous-en comme vous pourrez. Je crierai toujours que le papier et le caractère sont beaux, que l’édition est très-correcte : mais vous ne la vendrez pas mieux pour cela. Il y a tant de vers et de prose dans le monde qu’on

  1. Fables de La Fontaine, 1755-1759, quatre volumes in-folio, avec des figures d’Oudry.
  2. Il avait paru en 1768 sept volumes de l’édition in-4° des Œuvres de Voltaire. Les tomes VIII-XII portent le millésime 1769. La collection a quarante-cinq volumes. (B.)
  3. Il le répète dans sa lettre à Cramer en juin 1771 ; et dans le Dialogue de Pégase et du Vieillard (voyez tome X), où il dit a Pégase :

    On ne va point, mon fils, fût-on sur toi monté,
    Avec ce lourd bagage à la postérité.