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ANNÉE 1768.

son temps et le faire perdre aux autres. Je vous suis attaché depuis quarante-cinq ans. J’aime passionnément à m’entretenir avec vous ; mais, encore une fois, il faut un sujet de conversation.

Je vous remercie d’abord de Cornèlie vestale[1]. Je me souviens de l’avoir vu jouer, il y a plus de cinquante ans ; puisse l’auteur la voir représenter dans cinquante ans d’ici ! Mais malheureusement ses ouvrages dureront plus que lui : c’est la seule vérité triste qu’on puisse lui dire.

Saint ou profane, dites-vous, madame. Hélas ! je ne suis ni dévot ni impie : je suis un solitaire, un cultivateur enterré dans un pays barbare. Beaucoup d’hommes à Paris ressemblent à des singes ; ici ils sont des ours. J’évite, autant que je peux, les uns et les autres ; et cependant les dents et les griffes de la persécution se sont allongées jusque dans ma retraite ; on a voulu empoisonner mes derniers jours. Ne vous acquittez pas d’un usage prescrit, vous êtes un monstre d’athéisme ; acquittez-vous-en, vous êtes un monstre d’hypocrisie. Telle est la logique de l’envie et de la calomnie. Mais le roi, qui certainement n’est jaloux ni de mes mauvais vers ni de ma mauvaise prose, n’en croira pas ceux qui veulent m’immoler à leur rage. Il ne se servira pas de son pouvoir pour expatrier, dans sa soixante-quinzième année, un malade qui n’a fait que du bien dans le pays sauvage qu’il habite.

Oui, madame, je sais très-bien que le janséniste La Bletterie demande la protection de M. le duc de Choiseul ; mais je sais aussi qu’il m’a insulté dans les notes de sa ridicule traduction de Tacite[2]. Je n’ai jamais attaqué personne, mais je puis me défendre. C’est le comble de l’insolence janséniste que ce prêtre m’attaque, et trouve mauvais que je le sente. D’ailleurs, s’il demande l’aumône dans la rue à M. le duc de Choiseul, pourquoi me dit-il des injures en passant, à moi pour qui M. le duc de Choiseul a eu de la bonté avant de savoir que La Bletterie existât ? Il dit dans sa préface que Tacite et lui ne pouvaient se quitter ; il faut apprendre à ce capelan que Tacite n’aimait pas la mauvaise compagnie.

On croira que je suis devenu dévot, car je ne pardonne point ; mais à qui refusé-je grâce ? C’est aux méchants, c’est aux insolents calomniateurs. La bletterie est de ce nombre. Il m’impute

  1. Tragédie du président Hénault, jouée en 1713 sur le Théâtre-Français sous le nom de Fuzelier ; imprimée en 1768, dans l’imprimerie d’Horace Walpole ; et à Paris, in-8°.
  2. Voyez la note 2, page 67.