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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/89

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ANNÉE 1768.

écrites comme vous pensez. D’ailleurs mon âge et mes maladies ne me permettent pas d’écrire de ma main. Vous aurez donc mes remerciements dans ma langue.

Je viens de lire la préface de votre Histoire de Richard III, elle me paraît trop courte. Quand on a si visiblement raison, et qu’on joint à ses connaissances une philosophie si ferme et un style si mâle, je voudrais qu’on me parlât plus longtemps. Votre père était un grand ministre et un bon orateur, mais je doute qu’il eût pu écrire comme vous. Vous ne pouvez pas dire : Quia pater major me est[1].

J’ai toujours pensé comme vous, monsieur, qu’il faut se délier de toutes les histoires anciennes. Fontenelle, le seul homme du siècle de Louis XIV qui fut à la fois poète, philosophe, et savant, disait qu’elles étaient des fables convenues ; et il faut avouer que Rollin a trop compilé de chimères et de contradictions.

Après avoir lu la préface de votre histoire, j’ai lu celle de votre roman[2]. Vous vous y moquez un peu de moi : les Français entendent raillerie ; mais je vais vous répondre sérieusement.

Vous avez presque fait accroire à votre nation que je méprise Shakespeare. Je suis le premier qui aie fait connaître Shakespeare aux Français ; j’en traduisis des passages, il y a quarante ans[3], ainsi que de Milton, de Waller, de Rochester, de Dryden, et de Pope. Je peux vous assurer qu’avant moi personne en France ne connaissait la poésie anglaise ; à peine avait-on entendu parler de Locke. J’ai été persécuté pendant trente ans par une nuée de

    assure que si ses propres écrits ont quelque mérite, ils le doivent entièrement à la lecture qu’il a faite de ceux de Voltaire : « Je suis loin, poursuit-il, de cet état de barbarie que vous me supposez, lorsque vous me dites dans votre lettre que vous m’êtes peut-être inconnu. Je me rappelle que la maison de mon père a été honorée, de votre présence ; mais, moi, je suis un homme fort ignoré. Si donc je n’ai rien a vous dire ou ma faveur, je puis au moins m’accuser près de vous. Il y a quelque temps que j’ai pris la liberté, en publiant quelques critiques, de trouver que vous n’aviez pas rendu justice à notre Shakespeare. Cette liberté peut sans doute être ignorée de vous ; je m’y suis abandonné dans la préface d’un roman de vos regards, mais que cependant j’aurai l’honneur de vous adresser, car sans cela je me regarderais comme indigne de recevoir vos lettres : je pourrais me rétracter ici et m’excuser auprès de vous ; mais n’ayant rien dit que je ne pense, rien d’inconvenant envers un gentleman, il y aurait de l’impertinence à moi si je pensais que mes observations aient pu vous offenser. Vous êtes, monsieur, autant au-dessus des hommes qui ont besoin de flatterie que je suis moi-même au-dessus de ceux qui flattent. »

  1. Jean, xiv, 28.
  2. Le Château d’Otrante.
  3. Dans les Lettres philosophiques, qui sont au tome XXII.