Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
80
CORRESPONDANCE

fanatiques, pour avoir dit que Locke est l’Hercule de la métaphysique, qui a posé les bornes de l’esprit humain[1].

Ma destinée a encore voulu que je fusse le premier qui aie expliqué à mes concitoyens les découvertes du grand Newton, que quelques personnes parmi nous appellent encore des systèmes. J’ai été votre apôtre et votre martyr : en vérité, il n’est pas juste que les Anglais se plaignent de moi.

J’avais dit, il y a très-longtemps, que si Shakespeare était venu dans le siècle d’Addison, il aurait joint à son génie l’élégance et la pureté qui rendent Addison recommandable. J’avais dit que son génie était à lui, et que ses fautes étaient à son siècle. Il est précisément, à mon avis, comme le Lope de Vega des Espagnols, et comme le Calderon. C’est une belle nature, mais bien sauvage ; nulle régularité, nulle bienséance, nul art, de la bassesse avec de la grandeur, de la bouffonnerie avec du terrible ; c’est le chaos de la tragédie, dans lequel il y a cent traits de lumière.

Les Italiens, qui restaurèrent la tragédie un siècle avant les Anglais et les Espagnols, ne sont point tombés dans ce défaut : ils ont mieux imité les Grecs. Il n’y a point de bouffons dans l’Œdipe et dans l’Electre de Sophocle. Je soupçonne fort que cette grossièreté eut son origine dans nos fous de cour. Nous étions un peu barbares tous tant que nous sommes en deçà des Alpes. Chaque prince avait son fou en titre d’office. Des rois ignorants, élevés par des ignorants, ne pouvaient connaître les plaisirs nobles de l’esprit : ils dégradèrent la nature humaine au point de payer des gens pour leur dire des sottises. De là vint notre Mère sotte : et, avant Molière, il y avait toujours un fou de cour dans presque toutes les comédies : cette mode est abominable.

J’ai dit, il est vrai, monsieur, ainsi que vous le rapportez, qu’il y a des comédies sérieuses, telles que le Misanthrope, lesquelles sont des chefs-d’œuvre ; qu’il y en a de très-plaisantes, comme George Dandin ; que la plaisanterie, le sérieux, l’attendrissement, peuvent très-bien s’accorder dans la même comédie. J’ai dit que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux[2]. Oui, monsieur ; mais la grossièreté n’est point un genre. Il y a beaucoup de logements dans la maison de mon père ; mais je n’ai pas prétendu qu’il fût honnête de loger dans la même chambre Charles-Quint et don

  1. Voltaire n’a pas dit textuellement cela dans la XIIIe de ses Lettres philosophiques, qui furent condamnées en 1734 ; voyez tome XXII.
  2. Dans la préface de l’Enfant prodigue ; voyez tome III.