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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/91

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ANNÉE 1768.

Japhet d’Arménie, Auguste et un matelot ivre, Marc-Aurèle et un bouffon des rues. Il me semble qu’Horace pensait ainsi dans le plus beau des siècles : consultez son Art poétique. Toute l’Europe éclairée pense de même aujourd’hui ; et les Espagnols commencent à se défaire à la fois du mauvais goût comme de l’Inquisition : car le bon esprit proscrit également l’un et l’autre.

Vous sentez si bien, monsieur, à quel point le trivial et le bas défigurent la tragédie que vous reprochez à Racine de faire dire à Antiochus, dans Bérénice[1]:

De son appartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.

Ce ne sont pas là certainement des vers héroïques ; mais ayez la bonté d’observer qu’ils sont dans une scène d’exposition, laquelle doit être simple. Ce n’est pas là une beauté de poésie, mais c’est une beauté d’exactitude qui fixe le lieu de la scène, qui met tout d’un coup le spectateur au fait, et qui l’avertit que tous les personnages paraîtront dans ce cabinet, lequel est commun aux autres appartements ; sans quoi il ne serait point vraisemblable que Titus, Bérénice et Antiochus, parlassent toujours dans la même chambre.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué,


dit le sage Despréaux, l’oracle du bon goût, dans son Art poétique[2], égal pour le moins à celui d’Horace. Notre excellent Racine n’a presque jamais manqué à cette règle ; et c’est une chose digne d’admiration qu’Athalie paraisse dans le temple des Juifs, et dans la même place où l’on a vu le grand prêtre, sans choquer en rien la vraisemblance.

Vous pardonnerez encore plus, monsieur, à l’illustre Racine, quand vous vous souviendrez que la pièce de Bérénice était en quelque façon l’histoire de Louis XIV et de votre princesse anglaise, sœur de Charles second. Ils logeaient tous deux de plain-pied à Saint-Germain, et un salon séparait leurs appartements.

Je remarquerai en passant que Racine fit jouer sur le théâtre les amours de Louis XIV avec sa belle-sœur, et que ce monarque lui en sut très-bon gré[3] : un sot tyran aurait pu le punir. Je

  1. Acte I, scène i.
  2. Chant III, vers 38.
  3. Voltaire a dit (voyez tome XXXII, page 270) que Racine avait, composé sa pièce à la demande de la belle-sœur de Louis XIV, Henriette d’Angleterre.