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CORRESPONDANCE

remarquerai encore que cette Bérénice si tendre, si délicate, si désintéressée, à qui Racine prétend que Titus devait toutes ses vertus, et qui fut sur le point d’être impératrice, n’était qu’une Juive insolente et débauchée, qui couchait publiquement avec son frère Agrippa second. Juvénal l’appelle barbare incestueuse. J’observe, en troisième lieu, qu’elle avait quarante-quatre ans quand Titus la renvoya. Ma quatrième remarque, c’est qu’il est parlé de cette maîtresse juive de Titus dans les Actes des apôtres[1]. Elle était encore jeune lorsqu’elle vint, selon l’auteur des Actes voir le gouverneur de Judée Festus, et lorsque Paul, étant accusé d’avoir souillé le temple, se défendait en soutenant qu’il était toujours bon pharisien. Mais laissons là le pharisianisme de Paul et les galanteries de Bérénice. Revenons aux règles du théâtre, qui sont plus intéressantes pour les gens de lettres.

Vous n’observez, vous autres libres Bretons, ni unité de lieu, ni unité de temps, ni unité d’action. En vérité, vous n’en faites pas mieux ; la vraisemblance doit être comptée pour quelque chose. L’art en devient plus difficile, et les difficultés vaincues donnent en tout genre du plaisir et de la gloire.

Permettez-moi, tout Anglais que vous êtes, de prendre un peu le parti de ma nation. Je lui dis si souvent ses vérités qu’il est bien juste que je la caresse quand je crois quelle a raison. Oui, monsieur, j’ai cru, je crois, et je croirai que Paris est très-supérieur à Athènes en fait de tragédies et de comédies. Molière, et même Regnard, me paraissent l’emporter sur Aristophane, autant que Démosthène l’emporte sur nos avocats. Je vous dirai hardiment que toutes les tragédies grecques me paraissent des ouvrages d’écoliers, en comparaison des sublimes scènes de Corneille, et des parfaites tragédies de Racine. C’était ainsi que pensait Boileau lui-même, tout admirateur des anciens qu’il était. Il n’a fait nulle difficulté d’écrire au bas du portrait de Racine que ce grand homme avait surpassé Euripide et balancé Corneille[2].

Oui, je crois démontrer qu’il y a beaucoup plus d’hommes de goût à Paris que dans Athènes. Nous avons plus de trente mille âmes à Paris qui se plaisent aux beaux-arts, et Athènes n’en avait pas dix mille ; le bas peuple d’Athènes entrait au spectacle, et il n’y entre pas chez nous, excepté qu’on lui donne un spectacle gratis, dans des occasions solennelles ou ridicules. Notre commerce continuel avec les femmes a mis dans

  1. Chapitres xxv et xxvi.
  2. C’est le dernier vers du quatrain de Boileau pour le portrait de J. Racine.