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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/231

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ANNÉE 1770.

que font tous les êtres pensants ; et s’il y en a dans Rome, ce n’est pas de Ganganelli qu’ils s’entretiennent. Je ne sais si la santé de d’Alembert lui permettra d’aller en Italie : il pourrait bien se contenter cet hiver du soleil de Provence, et n’étaler son éloquence sur le héros philosophe qu’aux descendants de nos anciens troubadours. Pour moi, je ne fais entendre mon filet de voix qu’aux Suisses et aux échos du lac de Genève.

J’ai été d’autant plus touché de votre dernière lettre que j’ai osé prendre en dernier lieu Votre Majesté pour mon modèle. Cette expression paraîtra d’abord un peu ridicule : car en quoi un vieux barbouilleur de papier pourrait-il tâcher d’imiter le héros du Nord ? mais vous savez que les philosophes vinrent demander des règles à Marc-Aurèle quand il partit pour la Moravie, dont Votre Majesté revient.

Je voudrais pouvoir vous imiter dans votre éloquence, et dans le beau portrait que vous faites de l’empereur[1]. Je vois à votre pinceau que c’est un maître qui a peint son disciple.

Voici en quoi consiste l’imitation à laquelle j’ai tâché d’aspirer c’est à retirer dans les huttes de mon hameau quelques Genevois échappés aux coups de fusil de leurs compatriotes, lorsque j’ai su que Votre Majesté daignait les protéger en roi dans Berlin.

Je me suis dit : Les premiers des hommes peuvent apprendre aux derniers à bien faire. J’aurais voulu établir, il y a quelques années, une autre colonie à Clèves, et je suis sûr qu’elle aurait été bien plus florissante, et plus digne d’être protégée par Votre Majesté ; je ne me consolerai jamais de n’avoir pas exécuté ce dessein c’était là où je devais achever ma vieillesse. Puisse votre carrière être aussi longue qu’elle est utile au monde, et glorieuse à votre personne !

Je viens d’apprendre que M. le prince de Brunswick[2], envoyé par vous à l’armée victorieuse des Russes, y est mort de maladie. C’est un héros de moins dans le monde, et c’est un double compliment de condoléance à faire à Votre Majesté : il n’a qu’entrevu la vie et la gloire ; mais, après tout, ceux qui vivent cent ans font-ils autre chose qu’entrevoir ? Je n’ai fait qu’entrevoir un moment Frédéric le Grand ; je l’admire, je lui suis atta-

  1. Voyez lettre 8025.
  2. Guillaume-Adolphe, né en 1745, mort en Bessarabie le 24 août 1770 ; il était membre de l’Académie de Berlin. Outre ce prince, Frédéric avait encore envoyé d’autres officiers à l’armée russe.