Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
358
CORRESPONDANCE.

compte avoir l’honneur de vous voir et de vous entretenir sur cet objet et sur l’état de notre France, bien digne d’un philosophe.

Ma famille et moi présentons nos respects à l’oncle et à la nièce, et leur souhaitons toutes sortes de satisfactions.

8213. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 18 février.

Oui, mon héros, je vous l’avoue, j’ai ri un peu quand vous m’avez mandé que vous aviez la goutte ; mais savez-vous bien pourquoi j’ai ri ? c’est que je l’ai aussi. Il m’a paru assez plaisant qu’ayant pensé comme vous presque en toutes choses, ayant eu les mêmes idées, j’aie aussi les mêmes sensations. Dieu m’avait fait pour être réformé à votre suite ; c’est bien dommage que je sois toujours si éloigné de vous, et que je sois une planète si distante du centre de mon orbite.

D’Argens vient de mourir à Toulon[1] ; il ne vous reste plus que moi de vos anciens serviteurs bafoués ou par vous ou par les rois. Je le suis fort aussi par la nature ; mes yeux à l’écarlate sont absolument aveuglés par la neige à l’heure que je vous écris.

Je cours actuellement ma soixante-dix-huitième année, et vous êtes un jeune homme de près de soixante-quinze. Voilà, si je ne me trompe, le temps de faire des réflexions sur les vanités de ce monde. Deux jours que j’ai à vivre, et une vingtaine d’années qui vous restent, ne diffèrent pas beaucoup.

Je ris des folies de ce monde encore plus que de ma goutte ; mais je ne ris point quand mon héros me gronde, selon sa louable coutume, de ne lui avoir pas envoyé je ne sais quels livres imprimés en Hollande, dont il me parle. Voulait-il que je les lui envoyasse par la poste, afin que le paquet fût ouvert, saisi, et porté ailleurs ? m’a-t-il donné une adresse ? m’a-t-il fourni des moyens ? ignore-t-il que je ne suis ni en Prusse, ni en Russie, ni en Angleterre, ni en Suède, ni en Danemark, ni en Hollande, ni dans le nord de l’Allemagne, où les hommes jouissent du droit de savoir lire et écrire ?

Ne se souvient-il plus du pauvre garçon apothicaire qui fut, il y a deux ans[2], fouetté, marqué d’une fleur de lis toute chaude, condamné aux galères perpétuelles par Messieurs, et qui mourut

  1. Voyez lettre 8192.
  2. Voltaire veut sans doute parler de la condamnation du 24 septembre 1768 ; voyez tome XXI, page xiv.