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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/580

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CORRESPONDANCE.

Une fois assuré par ce raisonnement et une infinité d’autres que l’âme n’est pas l’esprit, qu’elle n’est en nous que la faculté de sentir, examinez ce que c’est que juger dans les objets physiques. En pareil cas, le jugement est le prononcé de la comparaison que nous faisons entre deux ou plusieurs objets. Mais qu’est-ce que c’est que comparer ? c’est voir alternativement. On met deux échantillons de jaune sous mes yeux, je les compare, je les regarde alternativement. Quand je dis : l’un est plus foncé que l’autre, je dis que l’un, selon le système de Newton, réfléchit moins de rayons d’une certaine espèce, c’est-à-dire qu’il excite dans mon œil une moindre sensation, c’est-à-dire qu’il est plus foncé. Or ce jugement n’est évidemment que le récit ou le prononcé de la sensation éprouvée. Les jugements portés sur les idées abstraites et collectives, etc., peuvent pareillement se réduire à des sensations. Donc en nous tout est sentir. Quant aux mots de nos langues qui n’expriment point d’objets physiques, tels que les mots grandeur, force, etc., je prouve que tous ces mots, et en général tous ceux qui ne sont point représentatifs d’objets physiques, ne nous donnent aucune idée réelle, et que nous ne pouvons porter de jugements sur ces mots que lorsque nous les avons rendus physiques par leur application à telles ou telles substances ; que ces mots sont dans nos langues ce que sont A et B en algèbre, qu’ils n’ont de signification réelle qu’autant qu’ils sont mis en équation, et qu’en conséquence nous avons une idée différente du mot grandeur selon que nous l’appliquons à une nouvelle ou à un éléphant.

Quant à la faculté que l’on suppose en nous de comparer les objets entre eux, je prouve que cette faculté n’est autre chose que l’intérêt que nous avons de les comparer, lequel intérêt décomposé peut toujours se réduire à une sensation physique. S’il était possible que nous fussions impassibles, nous ne comparerions point, faute d’intérêt pour comparer.

Si le décousu de ces idées ne vous en faisait naître aucune, il faudrait que le hasard vous amenât à Paris pour que je pusse vous montrer tout le développement de mon système, partout appuyé sur des faits. Il est vrai que ce que je vous marque à ce sujet dans cette lettre ne sont que des indications, et qu’il faut que vous fassiez de tête mon livre pour m’entendre.

Si ces idées décousues vous font rêver et vous font entrevoir la route par laquelle j’ai pu prouver que tout en nous se réduit à sentir, je vous expliquerai pareillement dans une seconde lettre comment je parviens à montrer que tous les hommes communément bien organisés ont une égale aptitude à l’esprit.

8438. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 16 décembre[1].

Madame, j’importune Votre Majesté impériale de mes félicitations et de mes battements de mains on n’a jamais fait avec

  1. Dans les éditions de Kehl, cette lettre est datée du 10.