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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/190

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CORRESPONDANCE.

Mlle Clairon, une telle marque d’amitié, est la plus belle réponse qu’on puisse faire aux cris de la canaille qui se mêle d’être envieuse. C’est une plus belle réponse encore aux Riballier et aux Coger. Soyez très-certain que je suis plus honoré de votre petite cérémonie de la rue du Bac que je ne le serais de toutes les faveurs de la cour. Je n’en fais nulle comparaison. Il y a sans doute de la grandeur d’âme à témoigner ainsi publiquement son estime et sa considération en France à un Suisse presque oublié, qui achève sa carrière entre le mont Jura et les Alpes.

Il n’y a pas grand mal à être oublié, c’est même souvent un bonheur ; le mal est d’être persécuté, et vous savez combien nous l’avons été, et par qui ? par des cuistres dignes du xiiie siècle.

S’il faut détester les cabales, il faut respecter l’union des véritables gens de lettres ; c’est l’unique moyen de leur donner la considération qui leur est nécessaire.

Je vous remercie donc pour moi, mon cher ami, et pour la gloire de la littérature que vous avez daigné honorer dans moi.

Voici mon action de grâces à Mlle Clairon. Je vous en dois une plus travaillée ; mais vous savez qu’un long ouvrage en vers demande du temps et de la santé.

Je vous embrasse tendrement, mon cher ami ; mon seul chagrin est de mourir sans vous revoir.

Je vous prie de présenter à Mlle Clairon ma petite épître écourtée.

8638. — À M. LE PRINCE DE LIGNE.
À Ferney, 29 septembre.

On dit, monsieur le prince, que les mourants prophétisent : je me trouve peut-être dans ce cas. Je fis, il y a trois mois, une assez mauvaise tragédie[1] qu’on pourra bien jouer au retour de Fontainebleau. Il s’est trouvé que c’était mot pour mot, dans deux ou trois situations, l’aventure du roi de Suède. J’en suis encore tout étonné, car en vérité je n’y entendais pas finesse.

Puis donc que vous me faites apercevoir que je suis prophète, je vous prédis que vous serez ce que vous êtes déjà, un des plus aimables hommes de l’Europe, et un des plus respectables. Je vous prédis que vous introduirez le bon goût et les grâces chez une nation qui peut-être a cru jusqu’à présent que ses bonnes qualités lui devaient tenir lieu d’agréments. Je

  1. Les Lois de Minos : voyez tome VII, page 163.