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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/250

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CORRESPONDANCE.

reconnue, si j’avais jamais eu l’honneur de converser avec vous : car on dit que vous parlez comme vous écrivez ; mais je n’ai pas eu la félicité particulière de faire ma cour à l’illustre auteur de la Félicité publique.

Je chargeai de notes[1] mon exemplaire, et c’est ce que je ne fais que quand le livre me charme et m’instruit. Je pris même la liberté de n’être pas quelquefois de l’avis de l’auteur. Par exemple, je disputais contre vous sur un demi-savant, très-méchant homme, nommé Dutens[2], réfugié à présent en Angleterre, qui imprima, il y a cinq ans, un sot libelle atroce contre tous les philosophes, intitulé le Tocsin. Ce polisson prétend que les anciens avaient connu l’usage de la boussole[3], la gravitation, la route des comètes, l’aberration des étoiles, la machine pneumatique, la chimie, etc., etc.

Je disputais encore sur ce mot Jehovah, que je croirais phénicien, et je ne regardais le patois hébraïque que comme un informe composé de syriaque, d’arabe, et de chaldéen.

Mais, en écrivant mes doutes sur ces misères, avec quel transport je remarquais tout ce qui peut élever l’âme, l’instruire, et la rendre meilleure ! comme je mettais bravo ! à la page cinquième du premier volume, à ces règnes cruellement héroïques, etc., et à salas gubernantium, et aux réflexions sur la cloaca magna, et sur mille traits d’une finesse de raison supérieure qui me faisait un plaisir extrême !

Je recherchais s’il n’y a en effet qu’un million d’esclaves chrétiens[4]. Vous entendez les serfs de glèbe ; et j’en trouvais plus de trois millions en Pologne, plus de dix en Russie, plus de six en Allemagne et en Hongrie. J’en trouvais encore en France, pour lesquels je plaide actuellement contre des moines-seigneurs.

J’observais que Jésus-Christ n’a jamais songé à parler d’adoucir l’esclavage ; et cependant combien de ses compatriotes étaient en servitude de son temps ! Je me souvenais qu’au commencement du siècle le ministère comptait, dans la généralité de Paris, dix mille têtes de prêtraille, habitués, moines, et

  1. Ces notes ont été imprimées dans l’édition que M. A.-A. Renouard a donnée en 1822 de l’ouvrage De la Félicité publique, deux volumes in-8o.
  2. Voyez tome XXVIII, page 465.
  3. Loin d’attribuer la boussole aux anciens, Dutens dit formellement qu’ils l’ignoraient ; voyez Recherches sur l’origine des découvertes attribuées aux modernes, tome II. page 31. (B.)
  4. On ne parle, en cet endroit de l’ouvrage, que des esclaves noirs, et non pas des serfs, qu’on ne peut assimiler aux esclaves des anciens. (K.)