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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/314

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CORRESPONDANCE.

quent avec délices, et répètent en les croquant : Dieu bénisse Raton et ses pattes ! Les marmitons qui avaient enterré les marrons afin de les garder pour eux voudraient bien étrangler Raton ; mais Raton a tiré les marrons si proprement que les maîtres de la maison disent que Raton a bien fait, et se moquent des marmitons, qui en seront pour leurs marrons et leurs jurements.

Il est venu à Bertrand une idée qu’il croit excellente, et qu’il soumet aux pattes de Raton. Bertrand a rêvé que je ne sais quelle académie ou université huguenote du Nord a proposé pour sujet d’un prix de philosophie : Non minus Deo quam regibus infensa est ista que vocatur hodie theologia. D’après ce programme, voici le nouveau thème que Raton pourrait essayer, et que Bertrand lui propose en toute humilité.

Première partie du thème. Celle, qu’on nomme aujourd’hui théologie, est ennemie des rois. Raton le prouvera, sans se répéter, en rappelant les histoires de Grégoire VII, d’Alexandre III, d’Innocent IV, de Jean XXII, et compagnie. Cet article sera un excellent supplément au premier thème de Raton, qui n’a parlé des théologiens dans sa diatribe que comme assassins des rois, et qui les présenterait à présent comme voulant les priver de leurs couronnes.

Seconde partie du thème. Celle, qu’on nomme aujourd’hui théologie, est ennemie de Dieu, parce qu’elle en fait un être absurde, atroce, ridicule, et odieux. Ô le beau champ pour Raton que cette seconde partie, et les bons marrons à tirer et à croquer !

Il ne faudrait pas oublier, si cela se pouvait faire délicatement, de joindre à la première partie un petit appendice ou postscript intéressant, sur le danger qu’il y a pour les États et les rois de souffrir que les prêtres fassent dans la nation un corps distingué, et qu’il ait le privilège de s’assembler régulièrement. Il faudrait faire sentir que la nation française est la seule qui ait permis cet abus ; qu’en Espagne, où les évêques sont plus riches qu’en France, ils n’en sont pas moins les derniers polissons du royaume, parce qu’ils ne font point corps et n’ont point d’assemblées ; et qu’il en est de même dans les autres États de l’Europe, excepté chez les Welches.

Allons, courage, mon cher Raton ; je ne sais si le cœur vous en dit comme à Bertrand ; mais ce gourmand de Bertrand sent déjà de loin l’odeur des marrons qui cuisent, comme M. Guillaume sent qu’on apprête l’oie[1] que Patelin lui a promise.

Cependant tout en croquant les marrons déjà tirés, et tout en encourageant Raton à en tirer d’autres, Bertrand serait presque tenté de le gronder de ce qu’il fait patte de velours au détestable marmiton Alcibiade[2], le vil et l’implacable ennemi des marrons, des Bertrands, des Ratons, et du Raton même, qui ne devrait lui présenter la patte que pour l’égratigner. Il est vrai que le marmiton Alcibiade a plus la rage que le pouvoir de nuire, grâce au profond mépris dont il est couvert parmi les marmitons mêmes ; mais c’est

  1. Avocat Patelin, acte II, scène i,
  2. Le maréchal de Richelieu.