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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/409

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année 1772.

Je supporte assez gaiement toutes ces tribulations attachées à mon métier ; mais je vous avoue qu’il faudrait plus de force que je n’en ai, pour être insensible à la trahison d’une amitié de plus de cinquante années, dans le temps même qu’on me témoignait la confiance la plus intime. On nie fortement cette trahison. Je n’ai point le mot de cette énigme. Puis-je faire autre chose que de mettre toutes mes angoisses aux pieds de mon crucifix ?

On dit qu’il y a dans l’Inde une caste toujours persécutée par les autres : c’est apparemment la caste des philosophes.

Vous avez sans doute le livre posthume d’Helvétius[1], que M. le prince Gallitzin vient de faire imprimer en Hollande. Cela ressemble un peu au Testament de Jean Meslier[2], qui débute par dire naïvement qu’il n’a voulu être brûlé qu’après sa mort. Ce livre m’a paru du fatras, et j’en suis bien fâché. Il faut faire de grands efforts pour le lire ; mais il y a de beaux éclairs. Que vous dirai-je ? cela m’a semblé audacieux, curieux en certains endroits, et en général ennuyeux. Voilà peut-être le plus grand coup porté contre la philosophie. Si les gens en place ont le temps et la patience de lire cet ouvrage, ils ne nous pardonneront jamais. Nous sommes comme les apôtres, suivis par le petit nombre, et persécutés par le grand. Vous voyez qu’on arrive au même but par des chemins contraires.

Bonsoir, mon cher ami ; soutenez pusillum gregem[3]. Je ne suis plus de ce monde ; je m’en vas ou je m’en vais. Restez longtemps pour instruire ceux qui en sont dignes, et pour faire rougir tant de fripons persécuteurs de la vérité, à laquelle ils rendent hommage au fond de leur cœur.

À propos, Helvétius cite un nommé Robinet comme auteur du Système de la Nature[4], page 161 ; du moins il attribue à Robinet des paroles qui ne se trouvent que dans ce Système, à l’article Déiste. Ce Robinet est encore du fatras. Je ne connais que Spinosa qui ait bien raisonné ; mais personne ne le peut lire. Ce n’est point par de la métaphysique qu’on détrompera les hommes ; il faut prouver la vérité par les faits. Nous avons quantité de bons livres en ce genre depuis environ trente ans : ils font nécessairement beaucoup de bien. Le progrès de la raison est ra-

  1. De l’Homme et de ses facultés, deux volumes in-8o. Il s’agit de la seconde édition, que le prince Gallitzin avait dédiée à Catherine II.
  2. Voyez tome XXIV, page 293.
  3. Luc, xii, 32.
  4. Le Système de la Nature est différent du livre intitulé De la Nature ; voyez tome XVIII, page 369 ; et XLI, 547.