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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/500

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CORRESPONDANCE.

Pour faire un bon livre, il faut un temps prodigieux et la patience d’un saint ; pour dire d’excellentes choses dans un plat livre, il ne faut que laisser courir son imagination. Cette folle du logis a presque toujours de beaux éclairs : voilà pour Helvétius.

À l’égard de l’Éloge de Colbert, c’était un ouvrage qu’on ne pouvait faire qu’avec de l’arithmétique : aussi est-ce un excellent banquier[1] qui a remporté le prix. J’avoue que je ne saurais souffrir qu’un homme qui porte un habit de drap Van-Robais ou de velours de Lyon, qui a des bas de soie à ses jambes, un diamant à son doigt, et une montre à répétition dans sa poche, dise du mal de Jean-Baptiste Colbert, à qui on doit tout cela.

La mode est aujourd’hui de mépriser Colbert et Louis XIV : cette mode passera, et ces deux hommes resteront à la postérité avec Racine-et Boileau.

Après vous avoir confié mes inutiles idées sur ces objets de curiosité, je viens à l’essentiel, c’est-à dire à vous, à votre santé, à votre situation, qui m’intéressent véritablement. L’âge avance, je le sens bien, et mes quatre-vingts ans m’en avertissent rudement. Notre faculté de penser s’en ira bientôt, comme notre faculté de manger et de boire. Nous rendrons aux quatre éléments ce que nous tenons d’eux, après avoir souffert quelque temps par eux, et après avoir été agités de crainte et d’espérance pendant les deux minutes de notre vie. Vous êtes plus jeune que moi ; ainsi, selon la règle ordinaire, je dois passer avant vous.

M. de Lisle se moque de moi de dire qu’il m’a trouvé de la santé. Je n’en ai jamais eu, je ne sais ce que c’est que par ouï-dire. Je n’ai pas passé un jour de ma vie sans souffrir beaucoup. J’ai peine même à concevoir ce que c’est qu’une personne dans une santé parfaite car on ne peut jamais avoir de notion juste de ce qu’on n’a point éprouvé ; voilà pourquoi je suis très-persuadé qu’il est impossible qu’un médecin ait la moindre connaissance de la fièvre et des autres maladies, à moins qu’il n’en ait été attaqué lui-même.

Vous me citez deux beaux vers de M. de Saint-Lambert[2]. Ils vous ont fait plus d’impression que les autres, parce qu’ils vous rappellent votre état et celui de vos amis. Le grand secret des vers, c’est qu’ils puissent s’ajuster à toutes les conditions et à

  1. Necker (Jacques), né à Genève en 1732, ministre sous Louis XVI, mort le 9 avril 1801.
  2. Voyez page 483.