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/,90 CONTRE LES DÉTRACTEURS

éloigné de vouloir faire de cet écrit une satire ni même une critique, je n’aurais jamais parlé de l’Electre de. M. de (^rébillon si je ne m’y trouvais entraîné par mon sujet ; mais les termes injurieux « n’il a mis dans la préface de cette pièce contre les anciens en général, et en particulier contre Sophocle, ne permettent pas à un homme de lettres de garder le silence ^ En effet, puisque M. de Crébillon traite de préjugé l’estime qu’on a pour Sophocle depuis près de trois mille ans ; puisqu’il dit en termes formels qu’il croit avoir mieux réussi que les trois tragiques grecs à rendre Electre tout à fait à plaindre ; puisqu’il ose avancer que l’Electre de Sophocle a plus de fërocilé que de véritable grandeur, et qu’elle a autant de défuids que la sienne, n’est-il pas même du devoir d’un homme de lettres de prévenir contre cette invective ceux qui pourraient s’y laisser surprendre, et de déposer en quelque façon à la postérité, qu’à la gloire de notre siècle il n’y a aucun homme de bon goût, aucun véritable savant, (jui n’ait été révolté de ces expressions ? Mon dessein n’est que de faire voir, par l’exemple même de cet auteur moderne, aux détracteurs de l’antiquité, qu’on ne peut, comme je l’ai déjà dit -, s’écarter des anciens dans les sujets qu’ils ont traités sans s’éloigner en même temps de la nature, soit dans la fable, soit dans les caractères, soit dans l’élocution. Le cœur ne pense point par art ; et ces anciens, l’objet de leur mépris, ne consultaient que la nature ; ils puisaient dans cette source de la vérité la noblesse, l’enthousiasme, l’abondance, et la pureté. Leurs adversaires, en suivant une route opposée, et en s’abandonnant aux écarts de leur imagination dérégh^e, ne rencontrent que bassesse, que froideur, que stérilité, et que barbarie.

Je me bornerai ici à quelques questions auxipielles tout homme de bon sens peut aisément faire la réponse.

Comment Electre peut-elle être, chez M. de Crébillon, plus à plaindre et plus touchante que dans Sophocle, quand elle est occupée d’un amour boid auquel personne ne s’intéresse, qui ne sert en rien à la catastrophe, qui dément son caractère, qui, de l’a.eu même de l’auteur, ne produit rien, qui jette enfin une espèce de ridicule sur le personnage le plus terrible et le plus inflexible de l’antiquité, le moins susceptible d’amour, et qui n’a jamais eu d’autres passions que la douleur et la vengeance ? N’est-ce pas comme si on mettait sur le théâtre Cornélie amoureuse d’un jeune homme après la mort de Pompée ? Qu’aurait pensé toute l’antiquité si Sophocle avait rendu Chrysotémis amoureuse d’Oreste, pour l’avoir vu une fois combattre sur des murailles, et si Oreste avait dit à cette Chrysotémis :

Ah ! si, pour se flatter de plaire à vos beaux yeux. Il suffisait d’un bras toujours victorieux,

Peut-être à ce bonheur aurais-jn pu prétendre : Avec quelque valeur et le cœur le plus tendre,

1. Il faut avouer que répondre après quarante-deux ans est répondre un peu tard. (B.)

2. Pase 181.