Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome6.djvu/39

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J’étais au ciel !… Ah ! qu’il m’était bien dur
De retomber dans mon état obscur ;
Le cœur tout plein de ce grand étalage,
De me trouver au fond de mon village,
Et de descendre, après ce vol divin,
Des Amadis à maître Mathurin[1] !

COLETTE.

Votre propos me ravit ; et je jure
Que j’ai déjà du goût pour la lecture.

ACANTHE.

T’en souvient-il autant qu’il m’en souvient,
Que ce marquis, ce beau seigneur, qui tient
Dans le pays le rang, l’état d’un prince,
De sa présence honora la province ?
Il s’est passé juste un an et deux mois
Depuis qu’il vint pour cette seule fois.
T’en souvient-il ? Nous le vîmes à table,
Il m’accueillit : ah ! qu’il était affable !
Tous ses discours étaient des mois choisis.
Que l’on n’entend jamais dans ce pays :
C’était, Colette, une langue nouvelle,
Supérieure et pourtant naturelle ;
J’aurais voulu l’entendre tout le jour.

COLETTE.

Tu l’entendras, sans doute, à son retour.

ACANTHE.

Ce jour, Colette, occupe ta mémoire,
Où monseigneur, tout rayonnant de gloire,
Dans nos forêts, suivi d’un peuple entier,
Le fer en main courait le sanglier ?

COLETTE.

Oui, quelque idée et confuse et légère
Peut m’en rester.

ACANTHE.

Peut m’en rester. Je l’ai distincte et claire ;
Je crois le voir avec cet air si grand,
Sur ce cheval superbe et bondissant ;
Près d’un gros chêne il perce de sa lance

  1. Certains amis de Voltaire voulaient lui faire retrancher la tirade des romans. Voltaire la défendit au nom de sa nièce. Voyez la lettre à Damilaville du 15 juin 1761. (G. A.)