Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome9.djvu/32

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Vous remarquerez, s’il vous plaît, que le Crescimbeni, qui ne fait nulle difficulté de ranger le Pulci parmi les vrais poëtes épiques, dit, pour l’excuser, qu’il était l’écrivain de son temps le plus modeste et le plus mesuré : « il piu modesto e moderato scrittore[1] ». Le fait est qu’il fut le précurseur du Boyardo et de l’Arioste. C’est par lui que les Roland, les Renaud, les Olivier, les Dudon, furent célèbres en Italie, et il est presque égal à l’Arioste pour la pureté de la langue.

On en a fait depuis peu une très-belle édition con licenza de’ superiori[2]. Ce n’est pas moi assurément qui l’ai faite ; et si notre Pucelle parlait aussi impudemment que ce Margutte, fils d’un prêtre turc et d’une religieuse grecque, je me garderais bien de l’imprimer.

On ne trouvera pas non plus dans Jeanne les mêmes témérités que dans l’Arioste ; on n’y verra point un saint Jean qui habite dans la lune, et qui dit :

Gli scrittori amo, e fo il debito mio,
Che al vostro mondo fui scrittore anch’ io.
..............
E ben convenne ad mio lodato Cristo
Rendermi guiderdon di si gran sorte[3], etc.

Cela est gaillard ; et saint Jean prend là une licence qu’aucun saint de la Pucelle ne prendra jamais. Il semble que Jésus ne doive sa divinité qu’au premier chapitre de saint Jean, et que cet évangéliste l’ait flatté. Ce discours sent un peu son socinien. Notre auteur discret n’a garde de tomber dans un tel excès.

C’est encore pour nous un grand sujet d’édification, que notre modeste auteur n’ait imité aucun de nos anciens romans, dont le savant Huet, évêque d’Avranches, et le compilateur l’abbé Lenglet, ont fait l’histoire[4]. Qu’on se donne seulement le plaisir de lire Lancelot du Lac, au chapitre intitulé Comment Lancelot coucha avec la royne, et comment le sire de Lagant la reprint[5], on verra quelle est

  1. Storia dellia volgar poesia, vol. II, part, ii, I. 3, n° 38, de’commenlarii. (R.)
  2. La plus récente édition du Morgante était, en 1762, date de cette Préface, celle de Turin, 1754, deux volumes in-12. (R.)
  3. Orlando furioso, cant. xxxv, st. 28 et 29.
  4. On a de l’évêque d’Avranches un Traité sur l’origine des romans, publié pour la première fois en 1670, et souvent réimprimé ; et de l’abbé Lenglet-Dufresnoy, sous le nom de Gordon de Percel, un traité De l’usage des romans ; Amsterdam, 1734, deux volumes in-12. (R.)
  5. Je n’ai trouvé dans Lancelot du Lac aucun chapitre ainsi intitulé. Celui où il est parlé du rendez-vous accordé à Lancelot par la reine n’offre rien de plus fort que certaines descriptions du poëme de la Pucelle. (R.)