Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome9.djvu/405

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[27]
393
DE L’ENVIE.

Vos chagrins sont formés de la publique joie[1].
Convives dégoûtés, l’aliment le plus doux,
Aigri par votre bile, est un poison pour vous.
Ô vous qui de l’honneur entrez dans la carrière,
Cette route à vous seul appartient-elle entière ?
N’y pouvez-vous souffrir les pas d’un concurrent ?
Voulez-vous ressembler à ces rois d’Orient,
Qui, de l’Asie esclave oppresseurs arbitraires,
Pensent ne bien régner qu’en étranglant leurs frères ?
    Lorsqu’aux jeux du théâtre, écueil de tant d’esprits,
Une affiche nouvelle entraîne tout Paris ;
Quand Dufresne et Gaussin[2], d’une voix attendrie,
Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie,
Le spectateur content, qu’un beau trait vient saisir,
Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir :
Rufus[3] désespéré, que ce plaisir outrage,
Pleure aussi dans un coin ; mais ses pleurs sont de rage.
    Hé bien ! pauvre affligé, si ce fragile honneur,
Si ce bonheur d’un autre a déchiré ton cœur,
Mets du moins à profit le chagrin qui t’anime ;
Mérite un tel succès, compose, efface, lime.
Le public applaudit aux vers du Glorieux[4],
Est-ce un affront pour toi ? courage, écris, fais mieux :
Mais garde-toi surtout, si tu crains les critiques.
D’envoyer à Paris tes Aïeux chimériques[5] :
Ne fais plus grimacer tes odieux portraits
Sous des crayons grossiers pillés chez Rabelais.
    Tôt ou tard on condamne un rimeur satirique
Dont la moderne muse emprunte un air gothique,
Et, dans un vers forcé que surcharge un vieux mot,
Couvre son peu d’esprit des phrases de Marot[6] :

  1. Dans les Pélopides, acte II, scène iii, Voltaire a dit :
    Tous mes maux sont formés de la publique joie.
  2. Dufresne, célèbre acteur de Paris. Mlle Gaussin, actrice pleine de grâces, qui joua Zaïre. (Note de Voltaire, 1748.)
  3. J.-B. Rousseau, qui avait écrit contre Zaïre.
  4. Comédie de Destouches, jouée en 1732.
  5. Mauvaise comédie de Rousseau, qui n’a pu être jouée. (Note de Voltaire, 1748.)
  6. Il est à remarquer que M.  de Voltaire s’est toujours élevé contre ce mélange de l’ancienne langue et de la nouvelle. Cette bigarrure est non-seulement ridicule, mais elle jetterait dans l’erreur les étrangers qui apprennent le français. (Id., 1752.) — Voyez aussi les variantes du septième discours.