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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/50

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tête même… En d’autres termes, il ne dormira pas tant que vous serez en vie. Et voici une autre facétie de bourreau en belle humeur : une plaisanterie aimable comme une oubliette jonchée de roses ; savourez-la, elle en vaut la peine. (Lisant :) « Je suis le créancier de votre mari pour quelques sommes avancées dans l’affaire de Naples, mais que cette dette ne le tracasse point, je préfère posséder son cœur que son argent. » Je le crois sans peine !…

Bosola. — Que croyez-vous ?

La duchesse. — Il compte si peu sur l’affection de mon mari, que pour gagner sûrement son cœur, il est résolu de le lui arracher. Cependant, aussi madré que soit le diable, il n’est pas encore de force à nous leurrer par ses énigmes…

Bosola. — Quoi ! vous repousseriez ce pacte d’amitié franche, ces avances spontanées ?

La duchesse. — Ce pacte m’est aussi suspect qu’un traité d’amitié conclu par les goujons avec un brochet. Dites-lui cela de ma part…

Bosola. — Et que faut-il lui rapporter de la vôtre ?

Antonio. — Mes beaux-frères ont lancé leurs « chiens de sang » à mes trousses. Aussi longtemps que ces bêtes ne seront pas muselées, j’ai le droit de suspecter les intentions de leurs maîtres, et me garderai bien de me livrer à eux…

Bosola. — Voilà qui dénote votre basse extraction. Il suffit du moindre objet pour exciter à la crainte une nature vile. L’aimant n’agit pas plus sûrement sur le fer. Adieu, Monsieur, vous aurez bientôt de nos nouvelles… (Exit.)

La duchesse. — Je redoute quelque embûche. C’est pourquoi, au nom de notre amour, je te conjure de fuir à Milan et d’emmener notre fils aîné avec toi. Divisons notre enjeu et ne risquons pas tout ce qui nous reste sur une même carte.

Antonio. — Le conseil est sage. Adieu donc, toi, la meilleure part de ma vie. Puisse le ciel ne nous séparer que pour nous rassembler plus étroitement ensuite ; puisse Dieu en agir avec nous comme ces artistes ingénieux qui ne démontent une horloge que pour en fortifier les rouages et la faire mieux marcher dans la suite.

La duchesse. — Je ne sais ce que je préférerais : de te voir périr ou de te quitter sans retour… — Adieu, mon fils. Heureux es-tu de ne pouvoir apprécier ton infortune ! La culture de notre esprit ne sert qu’à mieux nous édifier sur nos malheurs !… Cher seigneur, séparés dans cette vie, espérons que notre réunion prochaine sera éternelle !

Antonio. — Ô ! réconforte-toi ! Que ta résignation s’élève jusqu’à la gran-