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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/51

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deur d’âme ! Ne plie pas sous l’injustice de ce traitement… Comme la fleur de cassie, la fleur humaine exhale son plus doux parfum sous les doigts qui la froissent !…

La duchesse. — Faut il bénir le tyran qui nous frappe, comme le Russe chérit son esclavage ! Dire que le tyran n’agit que par la main pesante du ciel ! Je me suis souvent comparée à la toupie que fouettait mon petit garçon. Rien ne nous relève et ne nous fait marcher droit comme le fouet du ciel.

Antonio. — Ne pleure pas… ÀA peine le ciel nous a-t-il retirés du néant que nous tendons à y rentrer chaque jour ! Adieu, Cariola, adieu, mes doux rejetons. — Si je ne dois plus te revoir, sois une bonne mère pour tes petits. Protège-les contre les griffes du tigre ! Adieu…

La duchesse. — Laisse-moi te regarder une dernière fois, car tu viens de parler comme un père expirant… Ah ! tes lèvres sont plus froides que celles d’un ermite baisant le crâne d’un mort…

Antonio. — Mon cœur n’est plus qu’une lourde masse de plomb qui me sert à sonder nos dangers. Adieu. (Exeunt Antonio et son fils.)

La duchesse. — Mon laurier s’est flétri sur sa tige !

Cariola. — Voyez, Madame, cette troupe d’hommes d’armes qui s’approche de nous…

La duchesse. — Qu’ils soient les bienvenus ! Le poids d’une destinée princière accélère la vitesse de la roue de la fortune ! Tant mieux, nous courrons plus rapidement à la mort. (Rentre Bosola, la visière rabattue, à la tête des hommes d’armes.) Je suis à votre merci, n’est-ce pas ?

Bosola. — En effet, vous ne devez plus revoir votre époux.

La duchesse. — Quel démon es-tu pour contrefaire le tonnerre du ciel ?

Bosola. — Ce bruit est-il si terrible ? Dites-moi, je vous prie, lequel des deux sons est le plus funeste, du fracas qui fait lever des blés les oiseaux imprudents, ou du murmure qui les attire dans les filets ? Vous avez trop prêté l’oreille à cette perfide musique…

La duchesse. — Misère de ma vie ! Ne pourrai-je jamais éclater comme un canon trop chargé ! Vers quelle prison m’entraînez-vous ?

Bosola. — Qui vous parle de prison ?

La duchesse. — Où me conduisez-vous alors ?

Bosola. — À votre palais.

La duchesse. — J’ai pourtant entendu dire que si la barque de Caron passait les ombres de l’autre côté du lac funèbre, elle ne les ramenait jamais au premier rivage…

Bosola. — Vos frères vous ont pris en compassion et se préoccupent uniquement de votre sécurité…