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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/52

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La duchesse. — De la pitié ! Oui, cette pitié qui vous fait entretenir en cage les cailles et les faisans ; histoire de les avoir sous la main, le jour où ils seront assez gras pour être mangés.

Bosola. — Ce sont là vos enfants ?

La duchesse. — Oui…

Bosola. — Savent-ils déjà babiller !…

La duchesse. — Non, mais maudits dès leur berceau, j’entends que leur première parole soit une imprécation !

Bosola. — Fi, Madame ! Oubliez donc ce personnage infime et bas…

La duchesse. — Si j’étais homme, à l’instant un soufflet te ferait rentrer le masque dans ton visage…

Bosola. — Peuh ! Tout cela pour un homme sans naissance !

La duchesse. — Il était né pauvre, mais ses vertus le paraient autrement que la richesse…

Bosola. — Vertus stériles et même funestes !

La duchesse. — Et c’est toi qui jugeras de la vertu !… Mais, marchons ; je vais où vous voudrez. Je suis cuirassée contre la misère et me soumets à toutes les fantaisies de mes ennemis. Il n’y a de profondes vallées que près des hautes montagnes. (Exeunt.)


ACTE IV


Scène Ire

Une salle dans le palais de la duchesse, à Malfi.


Entrent FERDINAND et BOSOLA.


Ferdinand. — Comment notre sœur la duchesse prend-elle sa captivité ?

Bosola. — Elle l’endure noblement, sans récriminer. Comme quelqu’un habitué de longue date au malheur, elle appelle plutôt qu’elle ne redoute la fin de ses misères. Personnifiée par elle, l’adversité devient presque désirable. Vous trouverez plus de charme encore dans ses larmes que dans ses sourires. Elle passe des heures entières sans sortir de sa rêverie ; et son silence est plus poignant que ses discours.

Ferdinand. — Sa mélancolie semble doublée d’un étrange stoïcisme.

Bosola. — En effet. La contrainte la rend semblable aux dogues anglais qui, tenus à l’attache, deviennent de plus en plus ombrageux, la nostalgie leur évoquant sous des couleurs trop intenses les jouissances dont ils sont sevrés.