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Page:Webster - La Duchesse de Malfi, 1893, trad. Eekhoud.djvu/54

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abandonne cette main, en attendant de vous mettre aussi en possession du cœur qu’elle a servi. Et si vous avez besoin d’un ami, envoyez la main à son propriétaire, vous verrez comme il s’empressera d’accourir…

La duchesse. — Vous avez bien froid, mon frère. Je crains que le voyage ne vous ait indisposé… Ha ! De la lumière ! Horreur !…

Ferdinand. — Donnez-lui de la lumière, à discrétion ! (Exit.)

La duchesse. — Par quel sortilège m’a-t-il laissé une main de mort ?

(Ici s’aperçoivent derrière un transparent des figures de cire représentant Antonio et ses enfants à l’état de cadavres.)

Bosola. — Regardez. Voici le cadavre auquel cette main a été amputée. Votre frère ne vous a offert ce triste spectacle que pour que, les sachant morts, vous cessiez de vous désoler par la suite au sujet d’un malheur irréparable.

La duchesse. — Rien ne m’est plus après ceci. Je meurs des blessures qu’on lui a infligées comme s’il avait été fait à mon image et que son trépas déterminât le mien. Voici qui fournit à mon tyran un excellent moyen de torture, je lui serais même reconnaissante de me l’appliquer.

Bosola. — Quel est-il ?

La duchesse. — Attachez-moi à ce cadavre glacé, jusqu’à ce que je me refroidisse à mon tour.

Bosola. — Allons, il vous faut vivre.

La duchesse. — Oui, comme les damnés dont la principale torture est de ne pouvoir mourir ! Portia, tu renais de tes cendres et t’incarnes en ma personne pour donner l’exemple rare d’une femme aimante !

Bosola. — Ô fi ! Du désespoir, à présent ! Songez que vous êtes chrétienne.

La duchesse. — L’église prescrit le jeûne ; je me laisserai mourir de faim.

Bosola. — Chassez cette tristesse noire. L’abeille qui a logé son aiguillon dans votre main est désormais inoffensive pour votre paupière !

La duchesse. — Ô ! le digne, le consolant gaillard qui persuade au supplicié rompu sur la roue qu’on peut lui remboîter les os et qui l’engage à vivre, ne fût-ce que pour se prêter à une nouvelle exécution. Allons, qui m’expédiera ? J’ai hâte de quitter cette scène où je joue à contre-cœur.

Bosola. — Du courage ! Je sauverai votre vie…

La duchesse. — En vérité, je m’inquiète bien de pareille baliverne !

Bosola. — Sur mon âme, j’ai pitié de vous…

La duchesse. — Compassion superflue ; je n’en ai plus pour moi-même.