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lui crevait les yeux, il aurait l’âme déchirée par la pensée qu’on lui fait du mal.

Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.

Le bien est la seule source du sacré. Il n’y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien.

Cette partie profonde, enfantine du cœur qui s’attend toujours à du bien, ce n’est pas elle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n’a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d’une partie bien plus superficielle de l’âme. Le mot de justice a deux significations très différentes qui ont rapport à ces deux parties de l’âme. La première seule importe.

Toutes les fois que surgit au fond d’un cœur humain la plainte enfantine que le Christ lui-même n’a pu retenir : « Pourquoi me fait-on du mal ? », il y a certainement injustice. Car si, comme il arrive souvent, c’est là seulement l’effet d’une erreur, l’injustice consiste alors dans l’insuffisance de l’explication.

Ceux qui infligent les coups qui provoquent ce cri cèdent à des mobiles différents selon les caractères et selon les moments. Certains trouvent à certains moments une volupté dans ce cri. Beaucoup ignorent qu’il est poussé. Car c’est un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur.

Ces deux états d’esprit sont plus voisins qu’il ne semble. Le second n’est qu’un mode affaibli du premier. Cette ignorance est complaisamment entretenue, parce qu’elle flatte et contient elle aussi une volupté. Il n’y a d’autres limites à nos vouloirs que les nécessités de la matière et l’existence des autres humains