Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

autour de nous. Tout élargissement imaginaire de ces limites est voluptueux, et ainsi il y a volupté en tout ce qui fait oublier la réalité des obstacles. C’est pourquoi les bouleversements, comme la guerre et la guerre civile, qui vident les existences humaines de leur réalité, qui semblent en faire des marionnettes, sont tellement enivrants. C’est pourquoi aussi l’esclavage est si agréable aux maîtres.

Chez ceux qui ont subi trop de coups, comme les esclaves, cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise semble morte. Mais elle ne l’est jamais tout à fait. Seulement elle ne peut plus crier. Elle est établie dans un état de gémissement sourd et ininterrompu.

Mais même chez ceux en qui le pouvoir du cri est intact, ce cri ne parvient presque pas à s’exprimer au-dedans ni au-dehors en paroles suivies. Le plus souvent, les paroles qui essaient de le traduire tombent complètement à faux.

Cela est d’autant moins évitable que ceux qui ont le plus souvent l’occasion de sentir qu’on leur fait du mal sont ceux qui savent le moins parler. Rien n’est plus affreux par exemple que de voir en correctionnelle un malheureux balbutier devant un magistrat qui fait en langage élégant de fines plaisanteries.

Excepté l’intelligence, la seule faculté humaine vraiment intéressée à la liberté publique d’expression est cette partie du cœur qui crie contre le mal. Mais comme elle ne sait pas s’exprimer, la liberté est peu de chose pour elle. Il faut d’abord que l’éducation publique soit telle qu’elle lui fournisse, le plus possible, des moyens d’expression. Il faut ensuite un régime, pour l’expression publique des opinions, qui soit défini moins par la liberté que par une atmosphère de silence et d’attention où ce cri faible et maladroit puisse se faire entendre. Il faut enfin un système d’institutions amenant le plus possible aux fonctions de comman-