Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/183

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et chérie par les Cathares, Pauvres de Lyon et autres. Seulement ceux-là ont été exterminés et oubliés, au lieu que saint François, plus justement, a été canonisé. Nous sommes bien loin d’être baignés d’un courant de spiritualité comme celui du xiie siècle. Notre situation est bien plus comparable à celle de l’Empire romain au moment où le Christ est né. Peu auparavant, un homme qui osait se dire stoïcien trouvait naturel de faire périr par la faim cinq magistrats provinciaux pour obtenir le paiement d’une dette usuraire. Son ami Cicéron trouvait seulement qu’il exagérait un peu. Les stoïciens romains méritent d’être mis à côté de beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui.

C’est pourtant dans une telle atmosphère qu’il faut, non seulement que la Pauvreté trouve des époux, mais qu’il y ait un courant entraînant beaucoup de cœurs vers elle.

Aujourd’hui la plupart des Français éprouvent tous les jours des douleurs, des soucis et des angoisses réservés, en temps normal, aux miséreux. En un sens, le pays a été précipité dans la pauvreté tout entier. Il est ainsi entré en contact avec quelques vérités précieuses, mais qui risquent de ne pas pénétrer dans sa conscience faute d’être formulées.

Il y a dans la pauvreté une poésie dont il n’y a aucun autre équivalent. C’est la poésie qui émane de la chair misérable vue dans la vérité de sa misère. Le spectacle des fleurs de cerisier, au printemps, n’irait pas droit au cœur comme il fait si leur fragilité n’était tellement sensible. En général une condition de l’extrême beauté est d’être presque absente, ou par la distance, ou par la faiblesse. Les astres sont immuables, mais très lointains ; les fleurs blanches sont là, mais déjà presque détruites. De la même manière l’homme ne peut aimer Dieu d’un amour pur que s’il le conçoit comme étant hors du monde, dans les cieux ; ou bien présent sur terre à la manière des hommes, mais faible,