Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/184

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humilié et tué ; ou encore, ce qui est un degré d’absence encore plus grand, présent comme un minuscule morceau de matière destiné à être mangé.

La condition humaine, c’est-à-dire la dépendance d’une pensée souveraine, capable de concevoir et d’aimer ce monde et l’autre, rendue esclave d’un morceau de chair qui lui-même est soumis à toutes les actions extérieures, cela est beau. Qu’il y ait là de la beauté, c’est infiniment mystérieux. Mais en fait il en est ainsi. Dans l’art, tout ce qui évoque la misère humaine dans sa vérité est infiniment touchant et beau.

La richesse anéantit cette beauté, non pas en apportant un remède à la misère de la chair et de l’âme soumise à la chair, car aucun remède ne nous est accordé ici-bas, mais en la dissimulant par un mensonge. C’est le mensonge enfermé dans la richesse qui tue la poésie. C’est pourquoi les riches ont besoin d’avoir le luxe comme ersatz. Depuis qu’on a enlevé aux pauvres les biens de la pauvreté, eux aussi ont besoin de luxe. Seulement ils ne l’ont pas.

Un petit bistro, où sont dévorés pour quelques sous des repas sommaires, est plein de poésie à en déborder. Car il est vraiment un refuge contre la faim, le froid, l’épuisement ; il est placé sur la limite, comme un poste frontière. Cette poésie est déjà tout à fait absente d’un restaurant moyen, où rien ne rappelle la possibilité que des hommes aient faim.

C’est à cause du mensonge de la richesse que saint François n’en a pas voulu. Il a cherché dans la pauvreté non la douleur, mais la vérité et la beauté. Il cherchait la poésie du contact vrai, conforme à la vérité de la situation humaine, avec cet univers où nous avons été placés.

Aimer la poésie de la pauvreté n’est pas un obstacle à la compassion pour les pauvres. Au contraire, car la compassion est à la racine de cette poésie. Les œuvres de la compassion n’en sont pas non plus diminuées,