Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/189

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rendre la douleur de plus en plus intolérable. De plus j’ai le sentiment qu’en m’embarquant j’ai commis un acte de désertion. Je ne peux pas supporter cette pensée.

Le départ a été pour moi un arrachement. Je me suis imposé cet arrachement uniquement dans l’espérance de parvenir ainsi à prendre une part plus grande et plus efficace aux efforts, aux dangers et aux souffrances de cette grande lutte.

J’avais et j’ai encore deux pensées, dont je voudrais pouvoir appliquer l’une ou l’autre.

L’une est exposée dans le papier ci-joint[1]. Je crois qu’elle pourrait sauver beaucoup de vies de soldats, étant donné la quantité de morts causées sur le champ de bataille par l’absence de soins immédiats (cas de « shock », d’ « exposure », d’hémorragie).

Au printemps 40 j’ai essayé de la faire appliquer en France, et j’étais en bonne voie pour réussir, mais les événements ont été trop rapides. J’étais à Paris, où je suis restée, dans la croyance qu’on s’y battrait, jusqu’au 13 juin. Ce jour-là je suis partie, après avoir vu sur les murs l’affiche proclamant Paris ville ouverte. Dès l’armistice, mon unique désir a été de partir pour l’Angleterre. J’ai tenté plusieurs choses pour y parvenir légalement ou illégalement, mais toutes ont échoué. Il y a un an et demi j’ai laissé mes parents commencer les démarches pour eux et pour moi en vue de l’émigration en Amérique, dans la croyance que New York pouvait être une simple étape pour aller à Londres. Ici, tout le monde me dit que c’était une erreur.

Ma seconde pensée était que je pouvais agir plus efficacement dans le travail clandestin si je quittais la France et si j’y revenais avec des instructions précises et une mission — dangereuse de préférence.

  1. Voir le texte qui suit, pp. 187-195.