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sont seulement des formes d’épanouissement de la personne, constituent un domaine où s’accomplissent des réussites éclatantes, glorieuses, qui font vivre des noms pendant des milliers d’années. Mais au-dessus de ce domaine, loin au-dessus, séparé de lui par un abîme, en est un autre où sont situées les choses de tout premier ordre. Celles-là sont essentiellement anonymes.

C’est un hasard si le nom de ceux qui y ont pénétré est conservé ou perdu ; même s’il est conservé, ils sont entrés dans l’anonymat. Leur personne a disparu.

La vérité et la beauté habitent ce domaine des choses impersonnelles et anonymes. C’est lui qui est sacré. L’autre ne l’est pas, ou s’il l’est, c’est seulement comme pourrait l’être une tache de couleur qui, dans un tableau, représenterait une hostie.

Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident.

Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération.

La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ».

Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse.


Le passage dans l’impersonnel ne s’opère que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude. Non seulement la solitude de fait, mais la solitude morale. Il ne s’accomplit jamais chez celui qui se pense lui-même comme membre d’une collectivité, comme partie d’un « nous ».

Les hommes en collectivité n’ont pas accès à l’im-