Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/209

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fier à ce qui me paraît vrai. À quoi d’autre pourrais-je me fier ?

— Quant à ma capacité à l’égard d’un acte de guerre, je suis extrêmement dénuée de capacités de toute espèce, à toutes sortes d’égards, malheureusement.

Pourtant je suis convaincue d’avoir beaucoup plus de chances, si j’étais aux mains des Allemands, de mourir sans leur avoir donné d’indications que des gens qui valent beaucoup plus que moi physiquement, intellectuellement et moralement.

Cette conviction repose sur la remarque que vous me faisiez l’autre jour, que les êtres humains répugnent à la perte de la dignité. Cette répugnance est d’autant plus vive qu’un homme possède davantage de force, d’énergie, d’honneur, de ressources de toute espèce, et par suite qu’il vaut davantage.

Par suite, un homme dans cette situation ou bien sait conserver à peu près sa dignité jusqu’au bout, ou bien, s’il touche la limite de la résistance et s’effondre, il abandonne tout, y compris l’obligation du secret.

L’ennemi, sachant cela, exerce une action méthodique pour détruire la dignité.

Pour moi, dès que j’ai trouvé en moi la résolution de prendre part à toute activité sérieuse de sabotage que j’aurais la chance de rencontrer (pour plusieurs motifs, je n’avais pas pris la même résolution pour la propagande), c’est-à-dire dès l’instant de l’armistice, j’ai reconnu l’obligation d’opérer intérieurement, en vue de certaines éventualités, le renoncement à ma propre dignité devant l’ennemi.

Cette opération pouvait être douloureuse, mais non pas difficile, dès lors qu’elle était obligatoire.

Elle l’était de toute évidence pour moi, sachant qu’après avoir employé pendant des années, jusqu’à l’extrême limite de la tension nerveuse, les ressources du contrôle de soi, je les avais en partie perdues — vous avez eu l’occasion de le constater.