Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/211

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raisonnable. Si j’avais à l’employer en fait, je me dirais qu’elle fournit les garanties qu’on peut exiger de la prudence humaine ; et que, s’il y manque quelque chose, il est permis d’espérer fermement, pour y suppléer, dans la miséricorde divine.

Il n’est pas douteux qu’il existe des trésors de miséricorde divine pour ceux qui abandonnent toutes choses, même leur honneur, et implorent uniquement la grâce de ne pas faire de mal.

Même quand j’étais aux mains de la police française, dont je n’avais à craindre aucun mauvais traitement physique, j’ai dû renouveler intérieurement la résolution de renoncer le cas échéant au souci de ma dignité. Car s’il leur avait plu de me tourmenter en paroles un jour de douleur physique trop intense, je n’aurais pu à la fois conserver ce souci et consacrer assez d’attention à celui de ne rien dire qui pût nuire à d’autres.

En fait le cas ne s’est pas produit. C’est moi plutôt, je crois, qui les ai rendus un peu malades en passant une matinée à les regarder fixement dans les yeux, sans répondre à leurs questions autre chose que « non » ou bien : « Je n’ai rien à ajouter à mes déclarations antérieures. »

Mais c’est uniquement par l’effet d’un hasard favorable que je m’en suis trouvée capable.

Vous comprenez de cette manière pourquoi la proposition que je vous avais faite — celle du bouc émissaire — est facile pour moi. Elle n’implique rien de plus que ce qui m’était impérieusement imposé de toutes manières.

Par la carence physique de ma nature, il n’y a pas de degré intermédiaire possible pour moi entre le sacrifice total et la lâcheté. Je ne peux quand même pas faire le second choix. Je ne le ferais peut-être que trop volontiers, mais quelque chose de plus fort que moi m’en empêche.