Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/26

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professionnels de la parole sont bien incapables de leur en fournir l’expression.

Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres.

Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme.

Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un, prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. »

Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche.

Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. C’était en détruire d’avance la vertu.


La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication ; et quand ce ton est adopté, c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule.

Il y a quantité de notions, situées toutes dans la même catégorie, qui sont tout à fait étrangères, par elles-mêmes, au surnaturel, et sont pourtant un peu au-dessus de la force brutale. Elles sont toutes relatives aux mœurs de la bête collective, pour employer