Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/32

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heureux supplient silencieusement qu’on leur fournisse des mots pour s’exprimer. Il y a des époques où ils ne sont pas exaucés. Il y en a d’autres où on leur fournit des mots, mais mal choisis, car ceux qui les choisissent sont étrangers au malheur qu’ils interprètent.

Ils en sont loin le plus souvent par la place où les ont mis les circonstances. Mais même s’ils en sont proches, ou s’ils ont été dedans à une période de leur vie, même récente, ils y sont néanmoins étrangers, parce qu’ils s’y sont rendus étrangers aussitôt qu’ils ont pu.

La pensée répugne à penser le malheur autant que la chair vivante répugne à la mort. L’offrande volontaire d’un cerf s’avançant pas à pas pour se présenter aux dents d’une meute est possible à peu près au même degré qu’un acte d’attention dirigé sur un malheur réel et tout proche, de la part d’un esprit qui a la faculté de s’en dispenser.

Ce qui, étant indispensable au bien, est impossible par nature, cela est toujours possible surnaturellement.


Le bien surnaturel n’est pas une sorte de supplément au bien naturel, comme on voudrait, Aristote aidant, nous le persuader pour notre plus grand confort. Il serait agréable qu’il en fût ainsi, mais il n’en est pas ainsi. Dans tous les problèmes poignants de l’existence humaine, il y a le choix seulement entre le bien surnaturel et le mal.

Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal.

Ces notions n’ont pas leur lieu dans le ciel, elles sont en suspens dans les airs, et pour cette raison même elles sont incapables de mordre la terre.

Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondé-