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entière, il ne peut pas encore avoir accès à l’amour réel de la justice.

Les Grecs définissaient admirablement la justice par le consentement mutuel.

« L’Amour, dit Platon, ne fait ni ne souffre d’injustice, ni parmi les dieux ni parmi les hommes. Car il ne souffre pas par force, lorsqu’il souffre quelque chose ; car la force ne s’empare pas de l’Amour. Et il n’agit pas par force, lorsqu’il agit ; car chacun consent à obéir en toute chose à l’Amour. Là où il y a accord par consentement mutuel, il y a justice, disent les lois de la cité royale. »

Par là l’opposition du juste et du possible dans les paroles citées par Thucydide est très claire. Lorsque de deux côtés il y a force égale, on cherche les conditions d’un consentement mutuel. Quand quelqu’un n’a pas la faculté de refuser, on ne va pas chercher une méthode pour obtenir son consentement. Les conditions répondant aux nécessités objectives sont alors seules examinées ; on ne cherche que le consentement de la matière.

Autrement dit, l’action humaine n’a pas d’autre règle ou limite que les obstacles. Elle n’a pas contact avec d’autres réalités qu’eux. La matière impose des obstacles qui sont déterminés par son mécanisme. Un homme est susceptible d’imposer des obstacles par un pouvoir de refus que parfois il possède et parfois non. Quand il ne le possède pas, il ne constitue pas un obstacle, ni par suite une limite. Relativement à l’action et à celui qui l’accomplit, il n’a pas d’existence.

Toutes les fois qu’il y a action, la pensée se porte au but. Sans les obstacles, le but serait atteint aussitôt que pensé. Parfois il en est ainsi. Un enfant voit sa mère au loin après une absence, et il est dans ses bras presque avant de savoir qu’il l’a vue. Mais quand l’accomplissement immédiat est impossible, la pensée, d’abord