Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/52

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folie de Dieu consiste à avoir besoin du libre consentement des hommes. Les hommes fous d’amour pour leurs semblables ont mal en pensant que partout dans le monde des êtres humains servent d’intermédiaires au vouloir d’autrui sans y avoir consenti. Il leur est intolérable de savoir que c’est souvent le cas pour leurs propres vouloirs, et pour les vouloirs des groupes dont ils font partie. Dans toutes leurs actions et pensées relatives à des êtres humains, quelle que soit la nature de la relation, chaque homme, sans exception, leur apparaît comme constitué par une faculté de consentir librement au bien par amour, faculté emprisonnée dans de l’âme et de la chair. Ce ne sont pas des doctrines, des conceptions, des inclinations, des intentions, des vouloirs qui transforment ainsi le mécanisme d’une pensée humaine. Il y faut la folie.

Un homme sans argent que ronge la faim ne peut voir sans douleur aucune chose relative à la nourriture. Pour lui, une ville, un village, une rue, ce n’est pas autre chose que des restaurants et boutiques d’alimentation, avec de vagues maisons tout autour. Marchant le long d’une rue, s’il passe devant un restaurant, il lui est impossible de ne pas s’arrêter quelque temps. Il n’y a là pourtant, semble-t-il, aucun obstacle à la marche. Mais il y en a un pour lui, à cause de la faim. Les autres passants, qui se promènent distraitement ou vont à leurs affaires, se meuvent dans ces rues comme à côté d’un décor de théâtre. Pour lui chaque restaurant, par l’effet de ce mécanisme invisible qui en fait un obstacle, possède la plénitude de la réalité.

Mais la condition de cela, c’est qu’il ait faim. Rien de tout cela ne se produit s’il n’a pas en lui un besoin qui ronge le corps.

Les hommes frappés de la folie d’amour ont besoin de voir la faculté du libre consentement s’épanouir partout dans ce monde, dans toutes les formes de la vie humaine, chez tous les êtres humains.