Page:Weil - Écrits de Londres et dernières lettres, 1957.djvu/53

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Qu’est-ce que cela peut leur faire ? pensent les gens raisonnables. Mais ce n’est pas de leur faute, les malheureux. Ils sont fous. Leur estomac est détraqué. Ils ont faim et soif de la justice.

Comme tous les restaurants pour le miséreux affamé, de même pour eux tous les êtres humains sont réels. Pour eux seuls. C’est toujours un jeu particulier des circonstances ou un don particulier de la personnalité qui suscite chez les gens normaux la sensation que tel être humain existe réellement. Ces fous, eux, peuvent diriger leur attention sur n’importe quel être humain placé dans n’importe quelles circonstances, et recevoir de lui le choc de la réalité.

Mais il faut pour cela qu’ils soient fous, qu’ils portent en eux un besoin aussi destructeur pour l’équilibre naturel de l’âme que la faim pour le fonctionnement des organes.

La foule des êtres privés du pouvoir d’accorder ou de refuser le consentement n’a pas, dans son ensemble, la moindre chance de s’élever jusqu’à en atteindre la possession, sans quelque complicité dans les rangs de ceux qui commandent. Mais il n’y a pas de telle complicité, sauf chez les fous. Et plus il y a de folie en bas, plus il y a de chances pour qu’il apparaisse par contagion de la folie en haut.

Dans la mesure où, à un moment quelconque, il se trouve de la folie d’amour parmi les hommes, dans cette mesure il y a possibilité de changement dans le sens de la justice, et non pas davantage.

Il faut être aveugle pour opposer justice à charité ; pour croire que leur domaine est différent, que l’une est plus large, qu’il y a une charité au-delà de la justice, ou une justice en deçà de la charité.

Quand les deux notions sont opposées, la charité n’est plus qu’un caprice d’origine souvent basse, et la justice n’est que de la contrainte sociale. Ceux qui l’ignorent ou bien ne se sont jamais trouvés dans une